Littérature noire
10 Juillet 2016
Un juif américain embauché comme reporter au Yomiuri Shinbun pendant dix ans ! Forcément il a des choses à raconter sur le Japon, son mode de vie et, en l'espèce, ses organisations criminelles. Jake Adelstein, du milieu des années 90 jusqu'en 2006, a gravi tous les échelons, lui, l'étudiant en japonais, se battant pour réussir son examen d'entrée au journal, avant d'être accepté et d'être affecté à Saitama, puis à Tokyo. Logique que son premier livre s'appelle donc Tokyo Vice. Un livre sous la forme d'un journal qui se lit comme un tableau de bord, avec cet étonnement de l'occidental face aux codes nippons mais aussi cette obstination journalistique chère aux anglo-saxons.
Tokyo Vice est dur, violent, tragique, parfois même désespérant. Mais Adelstein a un vrai talent pour conter ses aventures et aussi ses mésaventures. Le lecteur gaijin que nous sommes va de surprise en stupéfaction. Sur l'univers du sexe au Japon d'abord : " certains pubs proposaient des fellations aux clients, on les appelait les salons roses. Il en existait encore un ou deux où, pour 3 000 yens (30 dollars), vous pouviez entrer, commander un café et pendant que vous le buviez, une fille venait vous déboutonner le pantalon, vous nettoyait l'entrejambe avec une serviette chaude et vous suçait " ! Le monde de la prostitution, telle que décrit ici, est d'une rare sauvagerie, avec d'authentiques trafics d'être humains que l'auteur met à jour. Ce n'est pas voyeur, pas sensationnaliste, juste à la bonne hauteur Seul problème, une législation rétrograde, misogyne, où le coupable n'encourt que des peines mineures. C'est ça aussi, Tokyo Vice : un pays finalement peu évolué pour défendre les libertés individuelles. Et un pays trop coincé dans l'étau des yakuzas.
Jake Adelstein se montre extrêmement précis et clair sur l'influence des groupes criminels, " tout le monde - flics, criminels et journalistes - savait un jour à l'avance que l'opération allait se produire. Le yamaguchi-gumi avait même envoyé une demande formelle pour connaître le jour et l'heure de l'intervention afin de pouvoir être prêt. " Le yamaguchi-gumi, le sumiyoshi-kai, le mio-gumi, le inagawa-kai, le goto-gumi... autant de clans de yakuzas dont le premier nommé est sans doute devenu le plus puissant, avec ses nombreuses ramifications. Adelstein fait preuve donc de pédagogie et explique aussi par le menu tout ce qu'il faut faire pour être un bon journaliste dans l'archipel. Mais il se mouille aussi, donne de sa personne. Avec ses collègues, qui laisse une chef de service se faire rétrograder au services des relations humaines parce qu'elle veut protéger les handicapés mentaux coupables de crimes. Collègue qui finira par se suicider. Il se mouille aussi personnellement lorsqu'il enquête sur la transplantation de foie dont un chef yakuza a pu bénéficier à Las Vegas... après un accord avec le FBI. Une enquête explosive dont ni le journaliste, ni le yakuza ne sortiront indemnes.
Livre passionnant, bourré d'informations, très émouvant, Tokyo Vice donne le tournis quand il plonge dans les arrangements de cette mafia nippone. De la même manière, il provoque des hauts le coeur lorsqu'il dissèque le monde du sexe. Un sacré bouquin, à recommander à tout journaliste, que l'on peut facilement ranger au côté du Baltimore de David Simon. Un dernier clin d'oeil aux éditions Marchialy qui, en plus d'un soin particulier au livre, ont eu un sacré flair sur ce coup.
Tokyo Vice (trad. Cyril Gay), ed. Marchialy, 456 pages, 21 euros.