Littérature noire
16 Août 2016
Portland, c'est l'Oregon, grosse ville de 600 000 habitants, coincée entre Seattle et San Francisco. C'est dans ces rues, théâtre du deuxième roman de Kent Anderson, Chiens de la nuit, que Hanson, officier de police, patrouille avec Dana, son binôme, son ami. On est en 1975 et Hanson est revenu il y a plusieurs mois de la guerre du Viet Nam. Il y a servi dans les Forces Spéciales, dans les fameux Bérets Verts. Lui, l'amateur de poésie, a fait le job, infiltration, élimination, massacre. Il ne s'en vante surtout pas. Loin des fanfaronnades de certains vétérans, Hanson garde ses cauchemars pour lui. De Da Nang, du delta du Mékong, il a ramené ces rêves effroyables mais aussi une certaine forme d'absence de peur et une vraie empathie, presque un amour religieux, pour les miséreux du quartier de l'Avenue, qu'il traverse toutes les nuits, " habité par les enfants et petits-enfants pauvres, essentiellement noir, de la main d'oeuvre à bon marché expédié par trains entiers de Chicago ou d'Atlanta pour travailler dans les chantiers navals, construire les destroyers et les bateaux de la liberté qui vaincraient Hitler et les Japonais. "
Dans les missions de maintien de l'ordre du commissariat de North Precinct figure notamment l'abattage des chiens errants, ancien compagnons d'humains, rendus à la vie sauvage et totalement incontrôlables. Le parallèle avec la vie militaire de Hanson est à peine souligné, suggéré, par Kent Anderson. Surtout qu'il se double d'une relation toute particulière entre justement Hanson et un Truman, un vieux chien aveugle et handicapé qu'il adopte depuis que son proprio a passé l'arme à gauche. Un vieux chien qui fait office d'onguent sur les plaies intérieures de l'ancien Béret Vert. Car si son passé est lourd, son quotidien tourne parfois à l'enfer. Un ancien du Viet Nam perd la boule et, menaçant, se fait abattre par la police en pleine rue. Une petite fille, mordue au visage, se révèle être victime de viols répétés à son domicile. Une prostituée s'est fait torturée au tesson de bouteille dans une cahute. Un gamin noir se fait sauter le pied avec un pétard le 4 juillet... Tout cela au milieu d'une vraie tension raciale et avec un psychotique, baptisé Dakota, qui tend un lent piège autour de Hanson.
Roman immense, d'une richesse insoupçonnable, Chiens de la nuit est à la fois un plaidoyer contre la guerre, mais pour les soldats, contre une Amérique qui brise autant les rêves que l'énergie de sa jeunesse mais pour une Amérique qui peut donner sa chance à tous. Il y a évidemment une forme de rédemption dans Chiens de la nuit, Hanson retrouve petit à petit son humanité. Il reste fidèle comme jamais à son ami de régiment, détournant les yeux de ses activités illégales, pourtant il ne cautionnera pas. Entre cocaïne et sexe (amour ?), Hanson essaye de se perdre, de se laver. Figure christique, il offre sa vie pour essuyer les péchés de la société américaine. Kent Anderson ne fait pas du flan. La vie de soldat sur le front du Viet Nam, il a connu. Comme il a connu, la vie de policier dans les rues de Portland. Son roman est donc empreint d'une force réaliste gigantesque, écrasante, bouleversante. Comme il suinte de réflexions profondes et d'une certaine poésie urbaine.
Chiens de la nuit, écrit en 1996, est un polar indispensable, de ceux qui entrent très vite dans le cerveau pour ne plus en sortir. C'est devenu plus qu'un classique. Un monument. Et la préface de James Crumley lui rend un hommage appuyé et juste.
Chiens de la nuit (trad. Jean Esch), Folio policier, 628 pages, 8, 70 euros.