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The killer inside me

Littérature noire

Le Tango bleu : noir destin entre Elizabeth Short et Laura Palmer

Le 13 novembre 1952, Patricia Curran, 19 ans, fille de l'éminent juge Lance Curran, est tuée d'une trentaine de coups de couteau dans l'allée qui mène à la demeure familiale de Glenn House, à Belfast. Le 7 mats 1953, le jeune soldat Iain Gordon est condamné, pour ce meurtre, à l'enfermement psychiatrique pour " aussi longtemps qu'il conviendrait à sa majesté ". Eoin Mc Namee s'empare, avec Le Tango bleu, de ce fait divers iconique d'Irlande pour dresser le portrait d'une société infectée, pourrie, celle de l'aristocratie vieillissante, de la corruption des hommes, d'une religion étouffante. Le Tango bleu est une lecture suffocante, la tête dans la vase des non-dits purulents, un monde coincé où il s'agit moins de rendre justice à la victime que de protéger son honorable famille.
Car très vite Patricia Curran est présentée comme une jeune fille "légère". C'est sûr que dans une "famille de fous", comme certains la décrivent, elle passe pour, au mieux, quelqu'un d'étrange. Sa mère est névrosée, vit quasiment cloîtrée, faisant chambre à part, tandis que Patricia, sort, s'amuse, danse et, oui, couche avec des hommes. Le grand frère est un apprenti avocat, proclamant la prole de Dieu, quand Patricia suit des cours aux Beaux Arts. Enfin, le père, juge craint et respecté, doté d'une terrible autorité naturelle est aussi un flambeur qui va jusqu'à hypothéquer deux fois sa maison... Mais la rumeur, savamment entretenue, fera de Patricia Curran, une traînée plutôt qu'une demoiselle un peu plus libre que les autres. Et c'est ce que Iain Gordon dira lorsqu'il sera intérrogé. Lui est un modeste soldat, naïf, mais qui aimerait faire quelque chose de plus grand de sa vie. Alors, quand il rencontre le frère de Patricia chez le coiffeur que celui-ci l'invite à parler religion à la maison, il y va. Une seule fois. Mais ce sera suffisant, plus tard, pour faire porter le soupçon sur ses petites épaules.
Et l'enquête dans tout ça ? Elle est confiée à Mc Connell d'abord. Flic local et donc bien au parfum des moeurs de la famille Curran, du père, comme des autres pensionnaires de l'imposante propriété. Il relève les incohérences sur les lieux du crime : les cahiers de Patricia posés en ordre sur le bord de l'allée de la maison, le bonnet juste à côté, le coup de fil du père au meilleur ami de Patricia pour avoir des nouvelles alors qu'il vient de trouver le corps... comme si Patricia n'était pas morte à l'extérieur, mais à l'intérieur de Glenn House. Mais la hiérarchie s'interpose, retire le dossier à Mc Connell et le confie à un gigolo de Scotland Yard avec mission de trouver rapidement le coupable, et pourquoi pas chez tous ces soldats polonais qui ne sont pas rentrés chez eux, par peur du communisme.
Le meutre de Patricia Curran demeure l'un des cold case les plus sordides, les plus tristes de l'histoire de l'Irlande du Nord. Cinquante après, le Belfast Telegraph s'était rendu en Afrique du Sud à la rencontre de Desmond Curran, le frère, devenu prêtre dans un township pour tenter d'arracher un indice. On parle beaucoup de cette affaire et de ce roman comme d'une réponse au Daliah Noir d'Ellroy. Il y a de cela effectivement avec cette corruption massive des élites, ces flics dégueulasses, ces relents de racisme. Mais Patricia Curran, plus qu'à Elizabeth Short, fait surtout penser à la Laura Palmer de Twin Peaks, une fille dont personne n'a vu la souffrance. Et c'est tout le talent de l'auteur de mettre en relief la nature exhubérante, vivante, frondeuse de la victime dans un environnement glauque, croupi et si gris. Le roman peut paraître parfois long mais ce n'est que parce que l'atmosphère est terriblement lourde et malsaine. Et les dernières pages sont d'une force telle...
Le Tango Bleu est le premier roman de la trilogie de Eoin Mc Namee, paru en 2003 à La Noire puis en 2013 au Masque, suivi par le merveilleux Orchid Blue, en 2014. Blue is the night n'a en revanche toujours pas été traduit par ici. Dommage quand on voit le haut niveau de ces deux opus. A noter, la remarquable traduction de Patrice Carrer.

Le Tango bleu (The blue tango, trad. Patrice Carrer), ed. du Masque, 393 pages, 7 euros
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