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The killer inside me

Littérature noire

Des savons pour la vie : United States of Absurdie

Un Chef affublé d'un bec de lièvre qui parle tout le long  en mangeant la moitié des consonnes, "vous navez nombien na coûte", un mécano qui se vide les intestins dans le pot de chambre d'un type amputé de ses deux pieds, un pitbull qui s'excite sur le mollet de sa maîtresse pendant qu'elle fait un câlin, un spécialiste du compostage qui enterre des corps pour faire pousser des fleurs... bienvenue dans le monde toujours aussi tordu de Harry Crews.

Des savons pour la vie est son dernier roman publié de son vivant dans l'hexagone, en 1995. L'homme de Bacon County (Georgie) a soixante balais et il y pile encore une fois tous les rêves de la belle Amérique. Le titre même du roman, en anglais, en dit long mais c'est vrai que c'est un sacré pari à traduire : The mulching of America - d'après Patrick Raynal croisé ces jours-ci et qui a édité le roman à l'époque - désigne la vente au porte à porte de petits objets du quotidien. Pas simple, même pour un traducteur de la trempe, ici, de Nicholas Richard. Va pour Des savons pour la vie, c'est moins direct, mais c'est le nom de la Société pour laquelle travaille Hickum Looney. Proche de la cinquantaine, solitaire, vivant à Miami dans un appartement décoré tout en beige, il se fait humilier à la réunion des vendeurs parce qu'il a annoncé avoir rempli douze carnets de commandes, un chiffre que même le chef n'a jamais atteint. Mais comme il ne peut l'expliquer il se retrouve à poil, en caleçon crasseux, une sournoise diarrhée se faisant jour, sur le parking d'un centre commercial. Et c'est en récupérant sa voiture qu'il tombe sur Gaye Nell, une magnifique ex-prostituée accompagnée de son féroce pitbull. Tous deux dans la panade vont se rapprocher, se soutenir et se rendre chez la vieille dame qui a aidé Hickum à remplir ses fameux douze carnets de commandes. Mais le Chef, furieux et soupçonneux, a envoyé un sous fifre à l'adresse de la mamie en question...
Encore un Harry Crews difficile à mettre entre toutes les mains. L'histoire est barge :  un colporteur en butte avec son directeur, qui, lui-même, s'est attiré, la haine de son chauffeur et de son masseur et qui vient embaucher une vieille dame pour dynamiser la Société. Car Des savons pour la vie est avant tout une profonde critique du corporatisme à l'Américaine, du culte de la performance commerciale, de ces métiers sans horizons, de l'autoritarisme des patrons... et sous ces airs nigauds Hickum Looney va s'éveiller à une certaine conscience, poussée il est vrai, par le caractère rebelle de Gaye : " peut-être que touts tes rêves sont morts un jour que tu regardais pas, ils se sont fait la malle. Est-ce que tu as déjà réfléchi à ce que ça va être de vivre dans ce vieux monde tordu et crade sans un rêve ? ".
Outre des scènes hallucinantes, Crews étire ses dialogues parfois sans queue ni tête, qui bloquent sur une expression, un mot pendant vingt ou trente lignes, le genre de délire absurde qu'affectionne l'auteur. Les dialogues avec le Chef et son expression déformée sont, au choix, incompréhensibles, ou à se tordre de rire.
Plus radical que La foire aux serpents ou Le faucon va mourir, Des savons pour la vie est davantage dans l'esprit de Nu dans le Jardin d'Eden, décalé, critique mais avec tout de même moins de personnages hors normes. Quoique, cela reste tout de même une sacrée foire. Bref, du Crews pur jus.

Des savons pour la vie (The mulching of America, trad. Nicolas Richard, revu par Béatrice Durupt)), ed. La Série Noire, 294 pages, 12 euros

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