Littérature noire
31 Mars 2013
Ouh la... cela faisait bien longtemps qu'un livre ne m'avait pas autant bouleversé. Orchid Blue d'Eoin McNamee était depuis plusieurs semaines sur ma PAL, je le gardais au chaud simplement parce qu'il abordait l'Irlande du Nord des années 60, autour d'un fait divers réel. Attention, hors les Troubles. Pas question d'IRA, d'UVF ! Du pur droit commun. Le plus curieux, c'est que j'ai eu du mal à trouver des chroniques de confrères sur ce roman. Sauf, celle de Christophe Dupuis dans BibliObs ! Au final, un roman de très grande facture qui ravira les amateurs d'enquête classique mais aussi ceux qui apprécient les ambiances tristes, socialement perdues, les villes de province à l'abandon. Orchid Blue est une perle.
En janvier 1961, Pearl Gamble est assassinée à Newry, à la sortie d'un bal. Belle vendeuse, de 19 ans, à la grande surface, au rayon cosmétiques, elle avait une réputation de fille sérieuse. Les soupçons s'orientent vite vers Robert McGladdery. Et pour cause, il l'a fait danser trois fois au cours de la soirée, notamment sur le Now or never d'Elvis Presley... si ça ce n'est pas une signature ! Pour diriger l'enquête : Eddie McCrink. Un nord irlandais, membre du Royal Ulster Constabulary qui revient chez lui après des années de commissariat à Londres. Son retour est évidemment diversement apprécié. Mais lui s'attache aux faits. Et rien ne prouve formellement la culpabilité de McGladdery... Nous ne sommes pas dans la fiction : c'est une histoire vraie. Et le lecteur reste abasourdi quand il apprend que le juge Curran, qui va siéger au procès, a vu sa fille, de 19 ans également, assassinée neuf ans plus tôt.
L'écriture d'Eoin McNamee (remarquablement traduite par Freddy Michalski) est sombre, grise, à l'image de cette petite ville de Newry, de son canal, de ces maisons tristes, de ces monuments gothiques, de sa vie poisseuse. On pense forcément à David Peace tant McNamee pénètre la société, dissèque l'interaction des couches sociales, la psychologie des laissés pour compte. Rien n'est épargné au lecteur, ni la bêtise du principal accusé, ni la morgue du juge Curran, encore moins cette sexualité qui affleure sur les pavés de cette cité qui obtint quelques années plus tard le record du plus haut taux de chômage du Royaume Uni. Eoin McNamee est très exigeant envers lui-même et envers son lecteur qui doit suivre McCrink dans ce salmigondis humain, peuplé de flics dégueulasses, de magistrats puants. Surtout, il peint formidablement la situation judiciaire de l'époque dans la démocratie britannique : un condamné à mort sauvé ici, un condamné à mort qui doit le rester, là.
Dans un rythme merveilleux, entre bancs de brume et sorties vers une mer d'Irlande forcément grise, McNamee a un souci extraordinaire du détail mais pas de la digression. Les quelques lignes sur la marine marchande pendant l'hiver 1943 sont ainsi une preuve frappante du travail incroyable de documentation de l'auteur, précis, sans être ronflant.
Eoin McNamee interroge sur le système judiciaire, la culpabilité de McGladdery, dernier condamné à mort d'Ulster mais ne montre pas un prévenu virginal, bien au contraire, c'est la mémoire de la victime Pearl Gamble, qu'il s'efforce aussi, de réhabiliter . Cet Orchid Blue est la réponse à son Tango Bleu sorti il y a dix ans et qui abordait, cette fois, la mort de la fille du juge Curran. Une boucle bouclée. Auteur trop peu traduit et donc trop peu connu en France, Eoin McNamee a cinq romans à son actif dont deux qui attaquent de front la question loyaliste. Dans l'attente de leur publication, on profite donc de ce Orchid Blue.
Orchid Blue, édition du Masque, 214 pages, 21, 50 euros.