Littérature noire
10 Mai 2013
Poursuite de la découverte de l'oeuvre de Jim Thompson avec ce Savage Night, Nuit de fureur, de 1953, traduit par Jean-Paul Gratias. Cette année-là, l'auteur de l'Oklahoma publia la bagatelle de quatre polars : Les Alcooliques, Le criminel et Liberté sous condition. Pourtant, on ne sent aucune baisse de niveau ou lassitude dans cet opus. On reparlera un peu plus loin de la fin mais durant 95% du roman, Jim Thompson plonge son lecteur dans une ville de province, à une centaine de bornes de New-York, une commune fantôme, avec son bar, son église, un monde de m..., il faut bien le dire. Dans ce paysage disgracieux apparaît un être encore plus bancal, Carl Bigelow : la taille d'un jockey, la vue de Mister Magoo, deux dentiers, une fâcheuse tuberculose. Et dire qu'il vient assassiner un commerçant !
Jim Thompson se plaît à faire languir le lecteur. D'action, il n'y en a quasiment pas. Sinon psychologique. Bigelow est le narrateur et franchement on ne s'ennuie pas en suivant le cours de ses pensées dégueulasses. Tel un caméléon baveux, il essaye de se faire passer pour un étudiant adulte, candidat libre à l'école normale. Son bagout, sa drôle de dégaine, attirent l'attention et attisent l'érotisme de sa logeuse, qui n'est autre que l'épouse du type à abattre. Dans la pension, il y a aussi Kendall, responsable d'une boulangerie industrielle qui prend lui aussi Bigelow sous son aile. Enfin, il y a Fay, une jeune handicapée... que le tueur n'hésitera pas à séduire et mettre dans son lit.
Sordide, paranoïaque, Nuit de fureur sent la transpiration vinaigrée, l'haleine fétide, de ces romans noirs sans issue. Car Bigelow est tellement une râclure que Jim Thompson nous fait bien comprendre qu'il va avoir du mal à se sortir des griffes du Patron qui l'a envoyé flinguer cette balance. Un être aussi vil que Bigelow peut-il seulement continuer d'exister ? L'auteur a le chic pour créer des personnages réellement détestables, leur faire réaliser les pires saloperies et puis les abandonner, les écraser comme un mégot de Bastos (qui est une cigarette un peu... disons pas bonne, même si les cigarettes, en général, c'est mauvais pour la santé). Alors, oui, la fin pêche un peu. Elle est théâtrale, sanguinolente, inattendue. Et, finalement, pas mauvaise. On n'y comprend pas tout mais L'Echappée aussi se terminait aussi sur une scène un peu étrange. Reste, un coup de génie de Thompson pour nous faire accepter la menace d'un tueur à gages, au casier judiciaire long comme le bras, tuberculeux, myope, édenté et affichant 155 centimètres sous la toise. Les gens normaux n'intéressent toujours pas l'auteur...
En guise d'amuse-bouche, ces premières lignes du livre : " J'avais dû attraper froid en changeant de train, à Chicago. Et les trois jours à New-York - passés à baiser et à picoler en attendant de voir le Patron - n'avaient sûrement rien arranger. Si bien qu'en arrivant à Peardale, je me sentais vraiment vaseux. Pour la première fois depuis des années, il y avait de légères traces de sang dans mes crachats. "
Nuit de fureur, édition Rivages, 253 pages, 8 euros.