Littérature noire
27 Août 2014
Rouge ou mort... C'est rassurant de savoir que le monde de l'édition est prêt à publier un roman de 800 pages sur un manager de football des années 60. Bon, évidemment, ce n'est pas le premier auteur venu. On parle ici de David Peace, auteur hanté, personnellement et professionnellement, par le tueur du Yorkshire dont il a tiré l'une des meilleures tétralogies qui soit. Qui poursuit sa trilogie japonaise, entrecoupée de romans sur les mineurs anglais, sur un autre manager de ballon rond, Brian Clough. Parce que, lorsque l'on est Anglais, le foot, c'est la vie, le foot, c'est la famille, les amis, le quotidien. Et voilà donc David Peace embarqué dans la formidable aventure de Rouge ou mort, l'histoire du grand Bill Shankly, qui a pris le Liverpool Football Club en 2e division et l'a mené, en dix ans, sur les sommets de l'Europe. Bill Shankly, prophète socialiste d'un sport tellement perverti aujourd'hui.
Autant le dire de suite, on ne restera pas longtemps copain avec ceux qui n'aimeront pas Rouge ou mort ! Cette mise en scène habile et romanesque d'une vie de manager sportif, de la vie du plus grand des managers que la Premier League ait connu (avec Ferguson sans doute, autre Ecossais).
Quand Bill Shankly arrive à Liverpool, fin 1959, il est un manager connu mais pas vraiment célèbre. Il a été un footballeur professionnel honnête, sans être une star. Bref, c'est un professionnel un brin dans l'ombre. Venir à Liverpool était son rêve, car il y avait disputé un match, une fois, et avait vu la légendaire ferveur de ses supporters, à Anfield Road, le stade du LFC. Lui, l'Ecossais, fan du Celtic, savait que dans ce club-là, il y avait quelque chose à faire, quelque chose de grand. Peu importe que le club soit alors en deuxième division. Il va mettre de l'ordre dans tout cela. Et d'abord, construire un vrai terrain d'entraînement pour ses joueurs. Créer des " boîtes " pour s'entraîner à jouer à une touche de balle. Créer de la joie et de la solidarité dans le jeu. Et convaincre les dirigeants d'acheter les bons joueurs qui manquent à l'effectif. Shankly n'est pas un militaire, un para. C'est un homme bon, qui donne à ses joueurs du " salut mon petit, comment c'était les vacances ? Et la famille ? ". Qui leur tape dans le dos. Les encourage. Et demande en retour, pour le LFC, pour ses supporters, le meilleur d'eux-mêmes. De 1959 à 1974, le lecteur suit le quotidien, répétitif forcément, du club : ses déplacements, ses matches à domicile, ses matches à rejouer, ses reprises d'entraînement, les kilos de notes phénoménales de Shankly, les coups de gueule de ses joueurs non sélectionnés... mais aussi la vie intime du coach, auprès de Ness, sa femme. Le lecteur va suivre un Bill, soucieux de revenir près de sa femme mais avec cette passion du ballon rond qui le ronge encore, à la retraite. Comme dans un opéra, la vie de Shankly est soutenue par le choeur des supporters des rouge et blanc, et la fin du livre, la fin de Shankly résonne comme un sommet de dramaturgie. Les 50 dernières pages sont à froisser des montagnes de mouchoirs...
Peace n'est pas un auteur qui fait dans la simplicité ou la redite. Son style, tailladé, fait encore une fois merveille. Certains le trouveront dur. Pourtant, il colle idéalement à la narration. Cette forme de scansion, de prose millimétré,e pour donner la perception de gestes qui reviennent, de saisons qui se répètent, comme une vision sportive et littéraire des Temps Modernes. David Peace a énormément évolué depuis sa tétralogie. ici, il reste plus proche du style de sa trilogie japonaise à finir. On pense ainsi à Tokyo ville occupée, quand il répète " à domicile, à Anfield " ou " à l'extérieur, ailleurs qu'à Anfield ". Un gimmick qui ponctue chaque match du Liverpool Football Club. Mais le génie de l'auteur c'est de parvenir à faire ressortir véritablement l'âme de Shankly. Finalement ce n'est pas tant les succès sportifs qui marquent Rouge ou Mort mais bien la grandeur, l'humanité de ce personnage hors du commun, qui n'est pas parvenu à quitter Liverpool à sa retraite, qui allait voir les matches dans le Kop, qui passait visiter un gamin à l'hôpital pour lui remonter le moral, qui donnait son pin's du club à un autre pour qu'il l'offre à son père, qui écrivait un mot sur une serviette pour qu'un troisième puisse visiter tout le stade...
Un livre pour les amoureux de foot (quelques entraîneurs français ne perdraient rien à le dévorer) mais un roman magnifique, tout simplement, sur une société disparue, admirablement scénarisée par un auteur au mieux de sa forme. Un grand moment de lecture.
Rouge ou mort, David Peace, édition Rivages, 800 pages, 24 euros.