Littérature noire
5 Juin 2015
Lu quelques mois après sa sortie, Eureka Street m'avait laissé un goût étrange. Au milieu des années 90, il y avait des pourparlers entre Londres, Dublin et les protagonistes catholiques et irlandais pour sortir du conflit en Ulster. Bill Clinton avait même reçu Gerry Adams, leader du Sinn Fein. Il y avait une sorte d'euphorie, de juste reconnaissance. Et puis Eureka Street battait cela en brèche, montrant aussi l'IRA pour ce qu'elle était : un groupe paramilitaire qui butait les voleurs de voitures et organisait des attentats assassinant des civils innocents... C'était troublant. Vingt ans plus tard, je comprends enfin Robert McLiam Wilson... même s'il vient d'annuler sa présence aux rencontres Una Volta Dui Mondi de Bastia. Eureka Street, c'est le roman de Belfast, mais c'est aussi le roman des désabusés, de ceux qui refusent de prendre partie, de ceux qui veulent vivre avant tout. Le roman de ceux qui grandissent à l'ombre des conflits. Et ils sont nombreux... Oui, c'est un grand roman.
Libraire affuté à Paris (bientôt à Bruxelles ?), Sébastien Wespiser a coutume de dire :" lorsqu'un client cherche un livre, sans savoir quoi exactement, je lui mets Eureka Street dans les mains, ça marche à chaque fois ." Parce que le roman de McLiam Wilson est étonnamment universel, tout en traçant un portrait unique de Belfast. Pas la Belfast d'aujourd'hui, nous sommes bien d'accord ? Non, celle des années 90 avec ces check point, les hélicos dans le ciel, les véhicules blindés dans la rue, les patrouilles de l'armée britannique. De ce chaos, il tire l'histoire de Jake, le catho pas intégriste pour un penny, et de Chuckie, pas plus protestant. Jake donc, le costaud, proche de la trentaine, sans avenir professionnel bien tracé, coeur d'artichaut... bon gars, vraiment. Occupé à boire des pintes avec sa bande d'amis d'enfance dont Chuckie. Lui, c'est l'inverse, grassouillet, pas un physique d'Apollon mais qui vit sa love story avec son Américaine et réussi incroyablement dans le genre du business culotté. En commençant par vendre, par correspondance, " le plus gros godemiché du monde ". Un type étonnant.
C'est un peu facile de l'écrire, mais McLiam Wilson trace un portrait de génération. A 20 ans dans les années 90, on ne croyait donc pas forcément aux paroles de Martin McGuinness ou à celle du révérend Paisley, on pouvait vivre à Belfast sans être un dingue de politique, un fervent religieux. Ce que certains, évidemment, appelleraient une " trahison ", pressés de juger, d'admonester. On le retrouve dans le roman : des Irlandais qui reprochent à Jake sa non-implication, son cynisme, quand lui, leur présente la facture de l'attentat de Fountain Street, " c'était regrettable mais la fin justifie les moyens... " assure une passionaria républicaine.
Eureka Street est d'autant plus pertinent que Belfast ne ressemble plus du tout à ce qui est décrit dans ses pages. L'auteur avait raison : le conflit mourait sous ses yeux, il est mort, et aujourd'hui seul règne l'argent dans une ville transfigurée, où les investissements coulent à flot, où la présence militaire a disparu. Tant mieux pour la paix. Tant pis pour les idéaux. Il faut savoir choisir.
Enfin, il ne faut pas résumer cet incroyable roman à sa dimension politique. C'est même peut-être juste une de ses facettes. Eureka Street est bourré d'humour : entre un copain qui ne sort qu'avec des femmes d'ultra-droite, Chuckie qui voit le changement sexuel de sa mère... il y a des scènes dantesques d'humour. Indispensable lecture. Et relecture.
Eureka Street, Robert McLiam Wilson, ed. 10/18, 9 euros, 545 pages.