Littérature noire
12 Juin 2015
La guerre en Afghanistan, en 2008, comme creuset du monde qui nous attend. Avec Pukhtu Primo, DOA réussit son pari de rassembler les personnages de Citoyens Clandestins, tout en tricotant très habilement l'immense décor de l'intervention américaine autour de Kaboul, évoquant à la fois l'effroyable présence des sociétés privées militaires, l'assassinat aveugle commis par les drones, la folie des talibans, le trafic de drogue qui les finance... Pukhtu Primo est très ambitieux mais ne se veut pas un traité de géo-politique. A qui veut l'entendre, DOA rappelle qu'il n'est qu'un " auteur et surtout pas un spécialiste de ce conflit. " Mais ambition littéraire il y a. On est là dans l'aventure, pas le chevaleresque certes, mais le combat, à coup de fusils mitrailleurs, et la politique aussi forcément. Au final, un roman qui emballe parce qu'il a du souffle, parce qu'il se veut hyper rythmé tout en conservant un fond très intéressant. Un livre différent.
Revoici donc Fox, six ans après Citoyens Clandestins. Il est rattaché à 6N, société du groupe LongHouse, vaste entreprise militaire qui loue donc ses services aux Etats-Unis, dans l'opacité la plus totale pour les fameuses " opérations noires " dont seuls quelques dirigeants de l'armée yankee connaisse non seulement l'existence mais aussi le contenu. 6N, lourdement armé, pour ne pas dire surarmé, doit intervenir aléatoirement en territoire afghan, voire pakistanais, pour tuer, enlever ou obtenir des renseignements. Fox, toujours torturé par son passé, fait équipe avec Ghost, un dingo, presque un vétéran, qui se promène avec une hachette fixée dans le dos. Ghost, sanguinaire, complètement frappé, accro à la coco... Leur chef, Voodoo en impose, joue de la carotte et du bâton et organise, surtout, un juteux trafic de came, d'armes jusqu'en Albanie, via les Emirats Arabes Unis.
Lors de l'une de leurs missions d'élimination d'un chef rebelle, ils doivent guider un drône vers une planque. L'opération foire et deux enfants d'un illustre chef pachtoun, pourtant étranger au conflit dans son pays, sont tués. Sher Ali, le chef en question, entre en djihad. Très vite, le lecteur suit ainsi, parallèlement les actions de Fox et ses partenaires, comme celles de Sher Ali. Dans un lent crescendo qui, on le sent, va voir ses deux parallèles se croiser.
Pour donner une troisième vision du conflit, DOA introduit un journaliste. Ce n'est pas la partie que j'affectionne le plus. Parce que j'exècre ces pseudo-chevaliers de la démocratie qui courent le scoop, dans des pays dont ils ne comprennent rien le plus souvent. D'ailleurs, le journaliste en question déguste ce qu'il faut à plusieurs passages. Mais DOA explique qu'il avait besoin de cet autre regard sur l'Afghanistan, un regard plus distancié, quasi pédagogue. Surtout cela lui permet aussi d'amener un autre personnage de Citoyens Clandestins. Et pour encore mieux référencer son roman, DOA s'appuie aussi (outre les méga octets d'infos glanées sur le net) sur des dépêches d'agences de presse, des coupures de presse. " Ellroy avait trouvé ça dans American Tabloid et c'était une idée excellente... pour ma part, j'ai mis trois ou quatre dépêches fausses, mais je ne dirais pas lesquelles. "
Hyper romanesque, Pukhtu Primo regorge de scène d'actions particulièrement précises, avec de vrais moments de méchanceté pure, de folie meurtrière, d'actes déments. Au milieu de cela, la compromission de tout un chacun, avec la drogue, le pouvoir, permet vraiment de saisir une réalité sur ce terrain afghan qui nous échappe, il faut bien l'avouer. C'est aussi l'un des mérites de ce roman : nous dire à quel point, on est tout de même dans une belle panade depuis le 11 septembre 2001. Et pas seulement à cause d'Al Qaida. Les dernières lignes du roman livre enfin un des exercices préférés de DOA : dénoncer les faux semblants, à savoir la pseudo attitude de colombe d'Obama. En effet, ce 11 septembre 2008, le futur président des USA annonce tout simplement : " que Dieu nous bénisse dans cette épreuve, qu'il nous défende et fasse en sorte que notre justice soit rapide et sans appel..." Punchy, retors, documenté, Pukhtu Primo offre son lot de chaleur, de poussière et de treillis. La suite, dans un an.
Pukhtu Primo, DOA, ed. Série Noire, 674 pages, 21 euros.