Littérature noire
19 Février 2016
La vie à New-York. Avant la gentrification des années 80/90, avant les touristes qui s'esbaudissent au magasin M&M's, aux boutiques Abercrombie et autres, vacanciers heureux de se faire photographier sur le pont de Brooklyn. Le New-York d'avant c'est celui du CBGB, le New-York jungle, le New-York arty, sauvage, celui des (faux) frères Ramones, qui part en vrille. City on fire est un roman sur New-York essentiellement, ville organique, ville-corps parmi laquelle circulent quelques globules que l'auteur, Garth Risk Hallber (37 ans !), suit dans leurs pérégrinations, des globules qui résistent plus ou moins bien à la montée de fièvre de la cité, à ses soubresauts.
Il y a William, fils homosexuel, retiré de sa richissime famille des Hamilton-Sweeney. William, chanteur punk d'Ex-Post Facto, désormais peintre, qui a claqué la porte du clan lorsque son père a décidé de se remarier avec une Felicia, manipulatrice, dont le Frère Démon, serpent émotionnel et professionnel, vit dans l'ombre. Il y a Regan, la soeur, empêtrée dans sa séparation, membre du conseil d'administration de la société familiale, proche de son frère, déchirée par sa fuite. Voilà pour le monde des lumières.
Garth Risk Hallberg plonge ensuite dans l'univers de la rue. William est le pivot entre ces deux New-York. Avec les membres de son ex-groupe mais surtout Sam, que l'on pourrait prendre pour une groupie mais qui est une ado en pleine pousse, photographe, rédactrice du fanzine Land of thousand dances. Sam, joli coeur, qui fait tourner la tête des garçons. Et des hommes. Dont le mari de Regan. Sam, qui le soir du réveillon du Jour de l'An 77, prend deux balles dans la tête dans un parc... D'accord tout cela peut paraître un peu foutraque, un peu too much, trop de personnages, de situations. Mais c'est un corps en mouvement. Et il y a 960 pages pour le connaître ! Donc il faut ajouter à cette galerie, Charlie, le copain de Sam, ado de Staten Island, fan de Patti Smith, en admiration devant Sam et qui rejoindre son gang du Phalanstère, groupuscule plus ou moins nihiliste, squatteur, dirigé par un Nicky, qui remonte justement Ex Post Facto. Autre personnage, Richard, journaliste à la dérive qui réalise un super reportage sur la tradition millénaire des artificiers. Il rencontre Carmine Cicciaro... le père de Sam. Et puis il y a encore Pulaski, flic atteint de poliomyélite, qui tente de comprendre comment une jeune fille comme Sam a pu tomber sous les balles, un soir de fête.
Voilà, une petite dizaine de personnages comme autant d'organes vitaux, au service de cette vie new-yorkaise, il y a le fric, l'art, le sexe, la rébellion, le fait divers. L'auteur manie cela avec une certaine subtilité, énormément de psychologie et cela donne un livre riche, palpitant, toujours en mouvement. Mais comment pourrait-il en être autrement dans cette ville, semée de punks (clin d'oeil très discret malgré ce que l'on dit à Television, aux Ramones), de junkies, de putes, de flics ? City on fire porte bien son titre et Hallberg, dont on doit reconnaître un travail phénoménal, a su filer son roman sans jamais ennuyer, découpant les facettes de chaque personnage, se permettant d'inclure des lettres manuscrites, des rapports de psychologue, des pages du fanzine de Sam, autant d'artifices brisant la narration, relançant la lecture. Et pour tenir la distance, il détaille par le menu cette année 76, cette année 77, jusqu'à ce black out de la nuit du 14 juillet 77, sorte de révélateur et de rendez-vous manqué de l'histoire de New-York. En filigrane, mais alors vraiment dans une légère transparence, il évoque ce qui adviendra du World Trade Center, 25 ans plus tard.
On ne dira pas que City on fire est un chef d'oeuvre, non. Mais c'est un grand livre, à l'ambition bienvenue, qui plus est avec du style, sans être pédant. Après le très beau Six Jours de Ryan Gattis, paru en septembre, un autre roman américain pour raconter une autre grande ville à un tournant.
City on fire (trad. Elisabeth Peelaert), ed. Plon, 971 pages, 23. 90 euros.