Littérature noire
5 Mars 2016
Faire de la ville balnéaire d'Ostie, à seulement trente bornes de Rome, un grand centre de loisirs, de résidences secondaires, de nautisme, avec un casino, un nouveau port. Des millions de mètres cubes de béton, sous l'étiquette de logements sociaux, pour ce qui est ni plus ni moins que de la spéculation immobilière. Le projet, justement baptisé Grand Projet, ou Waterfront, doit réunir les " familles " calabraises, napolitaines, les Gitans de Rome, sans oublier les Adami, d'Ostie. A la tête de ce dossier purement mafieux, Samouraï, ancien militant d'extrême droite, au charisme absolu, froid, calculateur et secondé par des lieutenants dévoués et cruels. Les derniers échelons de ce vaste projet de spéculation immobilière, ce sont un cardinal, puisque des églises sont comprises dans ce bord de mer et un député, chargé d'amener une révision du Plan d'Occupation des Sols au conseil municipal. Face à ce Mal, le Bien est représenté par Marco Malatesta, lieutenant-colonel du ROS, personnage hautement romanesque. Voilà, en quelques lignes, Suburra, le roman de Giancarlo di Cataldo, juge au tribunal de Rome et Carlo Bonini, journaliste d'investigation.
Suburra est tout sauf un livre anonyme. Il narre, avec un luxe d'éléments fictionnels, la construction puis la chute du projet et, par association, de ce personnage incroyable, Samouraï. Suburra, comme les oeuvres précédentes de Giancarlo de Cataldo, Romanzo Criminale (où Samouraï était Le Noir, référence à son engagement fasciste) auparavant, mais aussi La saison des massacres et le décevant Je suis le Libanais, raconte comment travaille, se structure, dans la capitale italienne une organisation mafieuse (quoi que le vocable ne s'applique peut-être pas là). Tiré de la vraie histoire de Massimo Carminati, dit le Borgne, interpellé en 2014, avec une cinquantaine de complices, et jugé depuis novembre dans le procès dit Mafia Capitale, le roman est à la fois précis, violent et prenant. Les rencontres entre chefs de clans, les dîners où s'organisent l'avancée du dossier sont incroyablement bien menés, assez réalistes et, surtout, très clairs, pour le lecteur non averti. Il faut préciser que les auteurs ont eu la bonne idée de présenter la quinzaine de personnages dans une introduction, les classifiant entre L'Etat, les Bandits, les Rebelles, les Riches... Au calme que veut faire régner Samouraï pour la bonne marche de leur entreprise, s'oppose la rue et les inimitiés entre bandes de Cinecitta et Ostie. Tout commence avec une pute qui cane dans le lit du député... De là, un premier larron se fait raper la tête contre un arbre puis cramer, et ce sont encore deux autres qui se font rouler dessus par un Hummer. La violence, si elle n'est pas explosive, est de toute façon permanente dans ses pages. Une violence continuelle, admise, dans les moeurs comme lorsque deux nervis vont briser les mains d'un ébéniste iranien, qui a eu le toupet de demander à un capo de régler la facture d'une sculpture. Le grain de sable à l'exécution sereine du projet c'est bien la rapacité des " petites mains " de la voyoucratie. La base ne se maîtrise pas et attire les projecteurs de la police. Certes, même au plus haut niveau des carabiniers, la corruption est là mais il est impossible de fermer les yeux sur des meurtres au coeur de Rome. Rome qui s'est toujours offusqué, avec un brin de condescendance, de la violence de Naples, des Pouilles, de la Calabre, de la Sicile.
Suburra a été publié en 2013 à partir de faits mais aussi d'informations obtenues par les deux auteurs. Encore une fois, beaucoup d'éléments du roman sont fictionnels ou appartiennent à d'autres affaires. Mais, par exemple, l'histoire du fameux restaurant de fruits de mer tenu par une organisation criminelle serait authentique. Toujours est-il que le livre est sorti avant l''interpellation du Borgne et ses avocats ont ainsi dénoncé une Justice agissant sur les ragots d'un livre. Autre précision importante, l'action de Suburra se déroule à la fin de l'ère Berlusconi, alors que son autorité vacille, que l'économie italienne est au plus bas. Un contexte qui n'est, lui aussi, pas anodin pour apprécier la valeur de ce roman que l'on aurait pu juger remarquable sans des personnages féminins un peu stéréotypées : entre Alice, la gauchiste, lanceuse d'alertes et Alba, la fliquette bombasse, il y a Farideh qui tombe amoureuse du type qui a tabassé son père... C'est un poil too much. La fin aussi peut paraître exagérée mais elle respecte en fait les codes de ce western moderne.
A signaler enfin la très bonne traduction de Serge Quadrupanni, dont on avait, entre autres, apprécié le travail sur L'offense, superbe roman de Francesco di Filippo en langue napolitaine. Seul hic ici : la présence de " fan de chichourle " comme expression méridionale ! C'est du folklore et, dans la vraie vie, ça ne s'entend jamais. Réserve aussi sur la carte du resto quand les auteurs parlent de " hors d'oeuvre, premier service, deuxième service, dessert ". Si c'est primi piati et secondi piati, pourquoi ne pas en rester à premier plat et second plat ?
Mais cela importe finalement peu dans la qualité littéraire et testimoniale de ce roman qui est un des rares à entrer aussi finement dans les arcanes d'un projet mafieux. Une suite est déjà annoncée, prouvant que gouvernement de droite ou de gauche, le milieu criminel sait parfaitement s'adapter.
On peut aussi lire les bonnes critiques des amis http://http://www.encoredunoir.com/2016/01/suburra-de-carlo-bonini-et-giancarlo-de-cataldo.html et http://leventsombre.cottet.org/note-de-lecture/suburra
Suburra (trad. Serge Quadruppani), ed. Métailié, 476 pages, 23 euros.