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The killer inside me

Littérature noire

Les eaux troubles du Tigre : remous d'une vieille dictature

Les eaux troubles du Tigre : remous d'une vieille dictature

" Julia et Gerardo devaient se cantonner à leurs activités respectives, car ce à quoi il avait affaire maintenant était un tentacule qui émergeait du passé le plus sombre, le plus sale, le plus sinistre, preuve que l'appareil du terrorisme d'Etat n'avait pas été démantelé. " Tigre est un quartier lacustre de Buenos Aires, on y va en train d'abord puis dans des navettes où se mêlent habitants et touristes. Dans ce dédale de canaux, la terre, envahie par une jungle à peine disciplinée, abrite des palaces et des maisonnettes. Un lieu calme, retiré. C'est là que Julia vit et c'est là qu'un entrepreneur lui assure que la mort d'un voisin trentenaire, avec sa compagne, lui semble des plus suspects. Un double suicide ? Julia, avec ses amis Gerardo et Leo, n'y croit pas trop. Le suicidé en question, Raul, est en fait un scénariste. Qui vient de tomber sur une drôle de poule aux oeufs d'or. Le voisin de ses parents a, en fait, élevé un de ces fameux bébés de la dictature. Ces nourrissons retirés à leurs mères, jugés trop à gauche, sous l'époque de la junte. Les parents disparaissaient, les enfants grandissaient auprès de couples certes stériles mais moins sensibles aux sirènes communistes. Raul a fait chanter le vieux père effrayé, jusqu'au jour où...

Les eaux troubles du Tigre soulève sans fard ce voile épais qui plombe une partie de la société argentine, un héritage dégueulasse des années Videla (76-81) : les enlèvements d'enfants. L'auteur, Alicia Plante, raconte comment la terreur régnait, comment les habitants les plus faibles ou les plus craintifs collaboraient en fermant les yeux et parfois adhéraient franchement aux idées fascistes de la junte. Les plus méritants travaillaient avec les militaires. Et se voyaient même offrir un enfant. Alicia Plante a choisi une narration osée qui démarre un peu comme le club des 5 avec ces amis qui veulent en savoir plus et pénètrent la maison des suicidés. Elle multiplie les points de vue. Avec cette omniprésence aquatique : " elle respira profondément : l'air était vif et sec, ses eaux indiscutablement brunes; elle pensait toujours que si l'eau avait été claire, le côté dramatique des îles aurait été perdu, ce fleuve aux bras multplies n'était pas fait pour n'importe qui. " Assez vite, toutefois, le personnage sulfureux de Cecchi s'impose. Une ordure de la pire espèce, rouage du fameux Plan Condor, assassin au sang de glace, fonctionnaire zélé et même enthousiaste. Un vrai méchant comme ça, on n'en croise pas à tous les romans. C'est donc un peu avant la moitié du livre que Les eaux troubles du Tigre prennent vraiment leur envol, avec une tension sourde et ce sentiment, vrai ou pas, que les salauds vont forcément s'en sortir. Le crescendo est habile, avec des hommes et des femmes qui continuent de trembler, trente ans après le départ des militaires.

Romancière, essayiste, poète, Plante maîtrise son sujet, dissèque les fonctionnements de la dictature, de la démocrate qui a suivi également et parle d'une Argentine qui se débat dans une crise économique mais aussi intime, judiciaire. Un roman puissant par tout ce qu'il charrie.

Les eaux troubles du tigre (trad. François Gaudry), ed. Métailié, 233 pages, 18 euros.
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