Littérature noire
22 Juillet 2016
Exemplaire biographie de Jim Thompson, Coucher avec le diable, sortie en 1993, reprend, par le menu, toute l'oeuvre de Big Jim, passant par les romans, évidemment, mais aussi les nouvelles, les articles et, très intéressant, les scénarios. Un livre somme.
Michael McCauley, l'auteur, se plonge dans l'oeuvre avec un oeil très avisé, n'hésitant pas à critiquer certains romans pour leur facilité, leur manque d'ambition. Mais bien sûr McCauley est un fan, tout comme il est un fin connaisseur de la profondeur cette production romanesque : " si Chandler et Hammet, avant lui, avaient su faire sortir le meurtre du salon pour le faire descendre dans la rue, Thompson, lui, a su les surpasser en le réintériorisant. En lui faisant réintégrer les hôtels borgnes, les cabanes de cueilleurs de fruits, les bureaux de shérifs, les bagnoles qui servent aux cavales, les lycées et - autrement plus crucial, le for intérieur des créatures qui s'y tapissent. Ce faisant, il accomplissait le saut qualitatif qui le faisait sortir du genre "roman policier" pour explorer un territoire... celui de l'aliénation mentale. " Michael McCauley aborde avec humanité l'histoire d'un écrivain marqué par la mouise, la déveine et la culpabilité. Il retrace ses liens avec ce père qu'il a quasi abandonné dans un hospice. Il évoque le formidable élan de The killer inside me, vrai succès critique qui ne le sortira toutefois jamais d'une situation économique jouant au yo-yo. L'histoire de The Getaway est également très instructive : sentant le vent venir d'Hollywood, Thompson pond ce magnifique polar, construit comme un scénario mais ne parvient pas à ses fins. Ce qui le désespèrera, ce sont surtout ces rendez-vous manqués avec le monde du cinéma. Les incompréhensions avec Kubrick le mineront longtemps. Ne pas voir son nom inscrit au scénario alors qu'il y aura passé des heures, des jours et des semaines, voilà une de ses souffrances, jusqu'à la fin de sa vie. Et c'est encore plus vrai pour The Getaway de Sam Peckinpah : seul Walter Hill apparaît pour le scénario ! Mais même les proches de Thompson reconnaissent que son scénario n'était pas bon, contournant les lignes fortes du roman. Du coup, les 25 000 dollars du contrat lui passent sous le nez et les rééditions du livre en poche ne sont pas au rendez-vous. Une vie de guignard.
Sa vie, justement, est retracée, depuis l'enfance en Oklahoma, jusqu'aux nombreux voyages d'Est en Ouest. Et même son court séjour à Paris ! McCauley rappelle à quel point sa femme, Alberta, a été un support de tous les instants, malgré un premier grand amour contrarié pour des questions sociales... Ses soeurs seront tout aussi importantes, allant chercher leur frère dans des bars lorsqu'il se laissait aller à la maladie qui l'a suivie toute son existence : l'alcoolisme. En revanche, son fils, dépressif, ne lui amènera que des soucis. Supplémentaires. Et on se rend compte à quel point les romans de Jim Thompson collait à son existence, à son quotidien.
Michael McCauley, pour éclaircir quelques points, a pu rencontrer la femme, les enfants, les soeurs mais aussi son éditeur de Lions et d'autres proches. Le livre propose par ailleurs une version exhaustive des parutions ainsi que leurs éditeurs successifs. Coucher avec le diable, riche en anecdotes, en précisions, en polémiques aussi, est un élément important pour qui veut comprendre la vie de cet auteur incroyable et saisir toute la profondeur de cet auteur subversif, dur, mais proche des plus faibles et attentif au Mal qui gagnait les Américains. Un ouvrage vraiment indispensable. Mais plus édité apparemment...
Coucher avec le diable (trad. Franck Reichert), ed. Rivages/Ecrits noirs, 476 pages, 25 euros d'occasion.