Littérature noire
31 Août 2016
S'extraire de la société humaine et urbaine. S'installer dans un cocon fixé contre une paroi rocheuse, au coeur d'un massif montagneux, entre rivière, pierriers, forêt. La narratrice du Grand Jeu, le dernier roman de Céline Minard, n'a ni téléphone, ni téléviseur. Juste le confort minimum et un violoncelle. Sans oublier une volonté à toute épreuve. Dans son nid, elle va organiser sa vie autour des éléments, à la fois météorologiques (grosse scène d'orage de grêle) mais surtout géographiques. Pêcher des truites, les cuire, les fumer, mettre en place un jardin, le protéger de murs de pierres, de rondins. Et puis grimper, escalader, soumettre son corps à la vie hostile de la montagne, retrouver l'effort, le sentiment de danger, de solitude. Jusqu'à cette rencontre, avec une improbable nonne, ermite, veuve d'un dignitaire chinois, artiste équilibriste, qui ne crache pas sur une bonne bouteille de rhum. La vie d'ascète de la narratrice va-t-elle basculer avec cette " intrusion " ? Non, il va y avoir un (ré)apprentissage de la relation. Même différente. Même sur d'autres bases. Il y aura relation.
Le Grand Jeu est un livre d'une ambition folle. Sans aucun dialogue, le roman laisse toute la place à un ascétisme minéral. Muet, comme le sont les hommes en montagne, le livre de Céline Minard laisse d'abord forcément toute la place à la contemplation. Le personnage central, pour ne pas dire unique, passe des heures à observer les brèches, les sentiers, les replis, comme les isards, les différents oiseaux, les marmottes, les insectes. Un véritable retour à la Nature, fait de respect et d'émerveillement, de découvertes mais aussi d'une vraie connaissance de la randonnée, de la montagne. Ce face à face avec l'altitude désertée impose de multiples réflexions, distille des éclats de philosophie, " la menace pourrait-elle être une contrainte forte et la promesse une contrainte douce ? Est-il impossible de ne pas s'engager dans la relation de promesse ou de menace ? De ne pas y être engagé. Tout se passe comme si la volonté ou la tentative de ne pas s'engager dans ce type de négociation équivalait à une réponse qui serait faite à l'intérieur de cette négociation. " Bien sûr, les question de Céline Minard sur la menace ont une forte résonance avec l'actualité, tout comme la volonté de son personnage de s'extraire d'un monde violent correspond à un phénomène bien contemporain. Tout cela est dit, évidemment, en filigrane et Le Grand Jeu, à la lecture exigeante, fait partie de ces romans dont on doit reprendre les extraits pour mieux les digérer. Il y a de l'écho dans cette plume.
Dans ce blog, de cet auteur, seul l'excellent Faillir être flingué, avait été lu et chroniqué. Les observateurs parlent de Céline Minard comme d'un auteur protéiforme. Effectivement, il y a encore un monde entre ses deux derniers romans. Ou bien non. Ils témoignent tous deux d'une écriture percutante, à la fois coutumière et riche, simple et pointue. Le Grand Jeu est une réussite, en ce sens, qu'il prend totalement le contre-pied d'un lecteur qui s'attendrait à une suite de Faillir être flingué ! Tout comme Jérôme Ferrari avait surpris ceux qui l'avaient découvert avec Le sermon... et auxquels l'auteur insulaire a servi un Principe, totalement différent, mais pas moins brillant. Il y a d'ailleurs un jeu de miroirs entre ces deux auteurs.
Le Grand Jeu, ed. Rivages, 190 pages, 18 euros.