Littérature noire
11 Octobre 2016
Eté 1917, au coeur de l'Ohio. Les trois frères Jewett, l'aîné, Cane, le simplet, Cob, et le feu follet Chimney triment avec leur père, Pearl, pour nettoyer un champ gigantesque. Le patron leur a promis quelques poules s'ils arrivent à finir dans les temps. Une aubaine pour eux qui prennent à peine un repas par jour, à base de boulettes indéfinissables. Vie de métayers miséreuse, à la limite de la survie, qui se brise lorsque le père meurt subitement d'un arrêt quelconque de son corps affaibli. Les trois frères, nourris aux aventures d'un cow boy du seul livre en leur possession, se retournent contre le maître et choisissent la vie de hors la loi, braquages de banques et vols en tous genres. Ils iront jusqu'à abattre l'avion d'un petit bourgeois qui voulait jouer les héros. Dans ce même Etat, le couple Fiddler, honnêtes agriculteurs, se remettant à peine d'une escroquerie, constatent que leur fils Eddie a fuit la ferme. Et puis il y a aussi le lieutenant Bovard, affecté au camp de conscrits tout proche, qui rêve d'aller faire la guerre à l'Allemagne. En ce début de siècle, les Etats-Unis vivent au rythme du progrès : avions, sanitaires particuliers, voitures bien sûr et bientôt téléphone.
Roman très attendu en cette rentrée, au même titre que le Winslow ou DOA, Une mort qui en vaut la peine est d'une truculence rare, une sorte d'épopée entre Groucho Marx et John Ford, vraiment irrésistible. Donald Ray Pollock ne s'embarrasse pas de grands concepts moralisateurs, bien au contraire. Tout le monde est dingue dans ces 500 pages, poussés par ces instincts, de survie, comme les frères Jewett, sexuel, pour Bovard, meurtrier, pour le barman Pollard. C'est aussi la richesse de ce deuxième livre de Pollock, une galerie pétillante de personnages d'arrière-plan, l'auteur ne peut s'empêcher, avec un certain humour, de raconter l"histoire de cette prostituée, de cet officier, de cette jeune libraire, de ce Capitaine, chasseur de primes. Une mort qui en vaut la peine est génial, dans le sens où Pollock se fait un conteur rock'n'roll , voire trash,sans égal. Du fils Eddie qui se murge en mangeant des poussins vivants, au père qui décède en allant aux toilettes, au prédicateur qui mange les insectes de sa barbe, il y a là quelques scènes dantesques (on comprend aussi pourquoi il a tant dit de bien du Verger de Marbre d'Alex Taylor, leurs personnages collectionnant de la même manière les dents humaines) !
Mais Pollock écrit aussi sur un monde qui se ferme, une vision des Etats-Unis obsolète : celle des chevauchées : " Deux d'entre eux portaient des chapeaux de cow boy et des salopettes tandis que le troisième était vêtu d'une redingote poussiéreuse et d'un pantalon noir. Un morceau de chemise ensanglantée était noué autour de la cuisse du plus corpulent. Des fusils dépassaient de leurs selles et ils avaient à la ceinture des étuis garnis de revolvers. Aux yeux de Sugar, on aurait dit des êtres malencontreusement échappés du passé qui cherchaient un moyen d'y retourner. " Moins âpre que Le diable tout le temps, plus accessible, Une mort qui en vaut la peine est une réussite incontestable, la preuve, s'il en fallait une, de l'incroyable talent de Pollock pour raconter cette Amérique.
Une mort qui en vaut la peine (trad. Bruno Boudard), ed. Albin Michel, 572 pages,22,90 euros