Littérature noire
26 Mars 2017
L'édition française a bien besoin de ces nouveaux trublions du genre, les Manufacture du livre, Mirobole, Asphalte, Super 8, Sonatine et, ici, Agullo. Cette dernière, depuis un an, publie peu, mais avec un soin qui confine quasiment à l'artisanat, avec papier gaufré, un bandeau contenant une mappemonde, une recette du livre, sans oublier un marque page aux couleurs du roman... Voilà qui donne une certaine identité. L'ADN est toutefois dans le choix des romans, heureusement. Du noir, teinté d'énormes réflexions (évidemment diront certains) et soutenu par de grands stylistes. Agullo a sorti Joe Meno cette année, Rui Zink, Teodorescu, Browne, l'an passé et voici le retour de Valerio Varesi, un an après Le fleuve des brumes, pour La pension de la via Saffi.
Après sa première enquête sur les bords du Pô (chronologiquement la quatrième), le commissaire Soneri oeuvre dans sa ville de Parme. Et plus précisément dans le quartier de sa jeunesse le Parma vecchia. C'est là, dans une pension, que l'on a trouvé le corps de la proprio, Ghitta Tagliavini, assassinée avec un instrument de charcutier. Soneri va soulever plusieurs pierres pour comprendre pourquoi cette femme, qu'il a connu, qu'il a fréquenté et qui hébergeait à l'époque des étudiants, a suscité un tel geste. Il va découvrir que Ghitta, détestée dans son village d'origine, avait des talents de guérisseuse, de faiseuse d'anges mais aussi que, désormais, elle louait ses chambres aux notables de la cité. Notables, autrefois engagées dans la révolution prolétarienne et, au XXIe siècle, s'accommodant du système, à coups de pots de vin, de marchés immobiliers truqués...
Arpenteur inlassable de Parme et toujours gastronome (ah ces tortelli au potiron et ces bouteilles de Bonarda !), Soneri, en duffle coat Montgomery et toscano au coin des lèvres, est un personnage pétri d'humanismes, avec un S. Blessé quand il apprend que sa femme décédée a eu une liaison, avant lui, avec un révolutionnaire bolchévique, vexé quand son patron oublie de le mentionner dans les journaux, opiniâtre quand il faut suivre un suspect à l'aube, nostalgique quand il repense aux grandes luttes politiques des années 70. C'est d'ailleurs, outre la ville-même, le sujet central de La pension de la via Saffi : les convictions et ce qu'elles deviennent, ce que chacun en fait. Entre Corneri, patron du BTP communiste jusqu'à un certain point, Fornari, révolutionnaire de pacotille et Fadiga, qui a préféré vivre dans la rue plutôt que sacrifier ses idées, la palette est large mais jamais joyeuse. Les combats politiques, menés parfois sur les cadavres de certains militants, ont-ils encore une histoire, une réalité, quand la ville rechigne à reconnaître un monument célébrant ces luttes ? Valerio Varesi nous le dit simplement : le libéralisme a gagné, dans les faits et dans les esprits. "- Je ne reconnais plus ce quartier, admit Soneri. Où sont passés les gens qui habitaient ici ? - Beaucoup sont morts parce que les pauvres meurent jeunes. Les autres se sont enrichis et se sont fait construire un pavillon à l'extérieur de la ville. Ils ne reviennent plus ici parce que ça leur rappelle quand ils se baladaient le cul tout rapiécé. Ils détestent tous leur passé, ils croient qu'ils sont devenus des gens respectables, alors ils votent à droite. Et ils méprisent les pauvres pour la même raison parce que ça leur rappelle qui ils étaient. "Une narration lente, au rythme des pas de Soneri, empreinte de gravité, sans bons sentiments mais avec un réalisme touchant.
La pension de la via Saffi (trad. Florence Rigollet), ed. Agullo, 314 pages, 21, 50 euros.