19 Mars 2017
Le polar français s'est longtemps cristallisé dans les années 70, riches en bandes de braqueurs, en coups fourrés politiques, en bagarres d'espions. Il y avait comme une sorte d'âge d'or, lié aussi à un secteur de l'édition plutôt foisonnant, voire bien portant. Mais comme dans tout, il y a eu overdose, caricatures, facilités. Hugues Pagan est un artisan du genre, catégorie Meilleur ouvrier de France. Son Profil perdu redonne en quelque sorte une version originale et presque inoxydable du polar : le flic, le méchant à capturer, les ripoux et la femme. Un quadrilatère assez magique si l'auteur respecte le lecteur. C'est le cas ici. Hugues Pagan crée des archétypes certes, il en est bien conscient, mais il travaille son réalisme comme pas un. Forcément, la police, il la connaît bien. Son personnage principal, Schneider a ainsi beaucoup de lui : patron de la criminelle, dans un Nord indéfini, il est aussi un ancien para d'Algérie, pays de naissance de Pagan. Le portrait de Schneider est d'une grande précision tout en laissant le lecteur libre d'interpréter cette espèce de fatalisme du type qui a vu la mort, qui l'a senti aussi dans son corps. Suicidaire ? Révolté ? Blasé ? Ce héros est creusé, détaillé mais jamais complètement mis en lumière. C'est un archétype oui, mais rudement tourné, d'un classicisme viril et flamboyant. Et l'auteur met la même énergie littéraire à offrir un coupable classique, dans les apparences. On peut voir venir l'embrouille il est vrai, il y a une rapidité dans l'enquête qui laisse présager le rebondissement mais celui-ci est assez efficace pour ne pas être écarter. Il en est de même pour les sales flics des stups, des brutes primaires au possible, crédibles dans la caricature et ce n'est pas l'actualité, hélas, qui pourra flétrir cette réalité. Il y a enfin, la fille, Cheroquee qui, pour pousser le bouchon encore un peu, est infirmière à l'hôpital ! Pagan joue de ces lieux communs pour dire à quel point, ils sont la base forte du genre et qu'il ne faut pas les dévoyer, les maltraiter. Est-ce un aveu de nostalgie, comme pourrait le laisser penser le clin d'oeil à Manchette ? Il n'y a que Pagan pour répondre.
Le fil de l'histoire est simple : 1979, Meunier, flic des stups se fait liquider un soir de Saint Sylvestre, dans une station service, par un motard. Le pompiste a tout vu et balance à la crim' chargée de l'enquête. La piste est remontée. Le coupable est interpellé. En garde à vue, les collègues de Meunier, le passent à tabac. Schneider intervient dans les bureaux, dénoncent ses collègues au parquet. Boeuf carottes et tutti quanti. Schneider a trois casseroles sur le feu : les stups qui veulent maintenant sa peau, un coupable qui n'en est peut être pas un et une femme dans son lit.
L'ambiance troquet, la sortie de l'épisode algérien (avec quelques lignes trop méconnues de la "pacification" de 1830-1850, les fameux "bienfaits" de la colonisation), les décors hivernaux,, tout cela créé une toile de fond riche, intense, qui n'est pas sans rappeler quelques images des films de Melville. Et puis il y a la langue ! " Le nombre de craques qu'on a pu me raconter. Le nombre de conneries que les clients ont pu le confier. Une pute, c'est pas juste écarter les compas. Il y a autre chose. Je faisais des couchers, jamais des passes à la va-vite. Vous pouvez pas imaginer le nombre de types qui parlent aux putes. Même des trucs gênants pour leur bonne femme ou pour eux ou même pour leurs affaires. Ils s'en branlent : dire des trucs devant une pute, dans leur esprit, c'était juste comme s'ils causaient à la glace de l'armoire en se rhabillant. " La qualité vintage en 2017.
Profil perdu, ed. Rivages, 409 pages, 20 euros.