Littérature noire
12 Juin 2017
Peut-on être un officier SS et un Résistant ? Peut-on dénoncer les crimes nazis et, dans le même temps, obéir à la hiérarchie du IIIe Reich ? Peut-on fournir le zyklon à destination des camps d'extermination et rester chrétien ? Kurt Gerstein est un mystère de la Deuxième Guerre Mondiale. Un film (Amen, de Costa Gavras) et plusieurs travaux d'historiens ont déjà tenté d'approcher cette figure complexe. Alain Le Ninèze lui donne cette fois une allure romanesque en s'appuyant essentiellement sur les écrits de Pierre Joffroy, les archives, les documents, les différentes dépositions des acteurs nazis et les deux rapports écrits par Gerstein lui-même. Pour bien saisir le puzzle de cet Allemand né dans la région de Stuttgart, il faut préciser qu'il s'engage dans la SS en 1941, après le décès incompréhensible de la belle-soeur de son frère. Internée dans un hôpital psychiatrique, les médecins prétextent une maladie rapide, contagieuse avant son incinération ! Kurt Gerstein, ingénieur, catholique convaincu, est révolté. Et soupçonne quelque chose. Bien qu'arrêté par la Gestapo quelque mois avant, il fait une demande pour intégrer la SS. Qui est acceptée. Il travaille alors au service d'hygiène, chargé de trouver des solutions aux problèmes d'eau potable sur le front. Et, plus important pou la suite de l'histoire, il doit imaginer un système pour éliminer les poux qui pullulent dans l'armée. C'est avec le même produit, en des concentrations différentes, que va être mise en place la solution finale. Gerstein est invité dans le camp de Belzec en Pologne. Ce qu'il y voit le révolte, le répugne, le rend malade. Et il se sent dans une impasse. Démissionner, fuir, est impossible dans la SS. Et puis il y a sa femme, ses trois enfants Il va d'abord alerter un diplomate suédois pour que celui-ci, malgré la neutralité de son pays avertisse les Anglais. Mais c'est le nonce de Berlin qui le renverra véritablement dans les cordes, refusant d'entendre ses révélations. Le Vatican ne veut pas savoir... A la fin de la guerre, il est incarcéré et reconnu coupable de crimes de guerre.
Alain Le Ninèze réussit son pari, jonglant entre les faits établis, les "trous" dans l'histoire de Gerstein. Son roman a l'allure bizarre d'une true crime fiction et d'un travail philosophique, sur la responsabilité, l'humanité, la religion. Surtout, il parvient très bien à mettre en mots la torture mentale de ce catholique (alors que ceux-ci étaient chassés par la régime), incapable de supporter ces souffrances et, encore plus, d'en être un des acteurs. L'énigme Gerstein permet par ailleurs, encore une fois sur la base de documents de l'époque, de disséquer le processus de la solution finale, avec quelques scènes, même à peine esquissées, qui restent toujours insoutenables. Donc, oui, riche à plus d'un titre.
L'énigme Gerstein, ed. Ateliers Henry Dougier, 265 pages, 14, 90 euros.