Littérature noire
28 Juin 2017
Malgré une économie ultra-libérale, une philosophie à l'extrême de la liberté d'entreprendre, les Etats-Unis possèdent des organisations syndicales
extrêmement puissantes, très soudées, parfois incontournables. Bertrand Tavernier, à ce sujet, évoquait, avec un sourire, les conditions de tournage ubuesque de Dans la brume, coincé par les heures des techniciens qui stoppaient le travail à midi, scène en cours ou pas ! Pourtant, ils ne sont pas Légion les romans noirs sur le sujet. On se souvient de Nous ne sommes rien, soyons tout, de Valerio Evangelisti (quelqu'un a des nouvelles de lui ?), d'Un pays à l'aube de Lehane. Et puis il y a Le ventre de New-York, de Thomas Kelly. Une pépite du débtu des années 2000. Ecrite par un auteur qui a été lui-même ouvrier dans les tunnels de La Grosse Pomme, comme son père apparemment. Une vie sous terre qui l'a profondément marquée et dont il a tiré un roman en tous points remarquables.
Au début des années 90, dans le Bronx, Paddy et Billy Arane sont deux frères, orphelins, de souche irlandaise. Le premier, aîné de neuf ans, a glissé d'une carrière prometteuse de boxeur à une carrière assurée de lieutenant du caïd d'Hell's Kitchen, Jack Tierney. Le deuxième, élevé auprès de son grand-père, vise à entrer à l'université de Columbia. Et pour se payer les droits d'entrée, marne, comme son père, à creuser des tunnels l'été. New-York est en plein boum immobilier et le patron du chantier de Billy manoeuvre pour se débarrasser des ouvriers syndiqués et placer des Polonais. Pour cela, il magouille avec un entremetteur, un bout de mafia sicilienne, en cheville, pour l'occasion... avec des Irlandais. Et donc, en bout de chaîne Paddy.
La description du monde ouvrier du bâtiment par Kelly est simplement délicieuse. Des gueules incroyables, une atmosphère de chauve-souris sous terre, les pauses cafés et puis les conditions de sécurité, le travail éreintant. Sans oublier cette solidarité, le côté working class irremplaçable. Irlandais, ouvrier, une communauté unie, par des liens tissés sur deux ou trois décennies de chantier, avec les pères qui oeuvraient ici aussi. Tissés aussi par les drames, fréquents. Cette atmosphère, Kelly la fait réellement toucher du doigt. Le lecteur mange la poussière, marche dans la boue et se retrouve accoudé au Briodan's, le pub au pied de l'immeuble de Billy, lieu de rendez-vous de tous les enfants perdus de la Verte Erin, où un ivrogne se réveille d'un coup pour insulter tout le monde, où une ancienne nettoie son dentier dans un verre, avec un juke box qui balance du Elvis Costello.
Le ventre de New-York est un livre rare, hyper romanesque, avec, outre les deux frères (somme toute un classique du genre), des femmes inaccessibles pour les damnés de l'enfer, pour ce prolétariat, moitié voyou, moitié ouvrier. Des hommes pour lesquels l'ascenseur social est dur à prendre, évoluant dans un monde où le mot classe sociale reste d'actualité. Ce premier roman de Thomas Kelly s'impose comme un classique par son côté sociologique, presque ethnographique, d'une ville en mutation mais aussi de sa population en mutation. " Il parcourut du regard la désolation de la Douzième Avenue, se souvient du temps où il était gamin tout près de là. Le quartier vibrait du brouhaha ferroviaire et des bateaux de marchandise, de l'odeur forte des abattoirs. Maintenant, il était difficile d'imaginer que cela ait pu exister. Il regarda deux prostituées travestis se lancer dans un duel style pousse-toi-de-là-que-je-m'y-mette. Bon Dieu, mais qu'est ce qui pouvait bien leur rester à défendre ? " C'est le New-York d'avant la gentrification, juste avant les bobos et leur lait de soja. Un New-York d'extrême violence, d'extrême corruption et d'un capitalisme sauvage assumé, incarné par ce Harkness, patron du BTP, hautement haïssable : " depuis 1980, le pourcentage de syndicalisation de notre main d'oeuvre a baissé, passant de 23 à 18 pour cent, Bon, voilà ce que j'appelle le progrès. " Le ventre de New-York est un livre politique certes mais d'une finesse et d'une rage contenues qui en font un polar magistral.
Le ventre de New-York (trad; Danièle et Pierre Bondil), ed. Rivages, 468 pages, 10 euros.