8 Décembre 2017
" Que l'impunité de la violence des Blancs contre les Noirs engendre davantage de meurtres entre Noirs peut sembler paradoxal. Mais quand les gens ne sont plus protéger par la loi et se retrouvent dans des situations désespérées, le risque est plus grand, et non plus faible,qu'ils se retournent les uns contres les autres." Epatant travail journalistique et littéraire de Jill Leovy avec ce Côté Ghetto, soustitré a true story of murder, qui s'attache à l'histoire criminelle des cinquantes dernières années dans les quartiers sud de Los Angeles, en dessous de l'autoroute I10, tout ce qui est Watts, Compton, Inglewood, que l'on connaît ici sous le fameux nom de South Central.
Leovy travaille d'abord sur des statistiques hallucinantes : le nombre d'assassinats, liés essentiellement aux guerres de gang. Un taux à peine croyable, au-delà des statistiques de toute autre ville américaine. A cela, un taux d'élucidation ridiculement bas, lié à un je m'en foutisme de nombreux policiers en uniforme, lié aussi à un manque de moyens humains et techniques chez les inspecteurs, eux, attachés, à servir la population de ces quartiers, lié aussi, tout simplement, à la difficulté de trouver des témoins, très souvent terrorisés. Des vagues d'assassinats, de vengeance, qui frappe autant des collégiens de 16 ans, que des retraités, des femmes, au mauvais endroit au mauvais moment. C'est tout le talent de Jill Leovy de faire ressentir cette violence quotidienne, omniprésente, qui fait s'aligner sur les trottoirs des dizaines, des centaines de cadavres. Tout cela dans l'indifférence totale des médias locaux et nationaux qui s'indignent plus facilement d'une catastrophe à l'autre bout de la planète. C'est encore ce que dit ce livre : tout le monde se fiche de ce qui se passe au sud de Los Angeles. Ou presque. Car l'auteur, journaliste elle même du Los Angeles Times, suit différents inspecteurs opiniâtres du 77e District. L'ancien, Wally Tenelle, miséricordieux avec les familles des victimes mais perspicace, travailleur. Et puis John Skaggs, plus jeune, lecteur de Steinbeck, inspecteur au taux d'élucidation qui fait de lui, un exemple, un pilier de ce service. Il y aussi Marullo, Kouri, des gars qui prennent leur travail très à coeur dans cet environnement plutôt hostile mais qui réserve des grandes parts d'humanité. Ces flics sont d'ailleurs des îlots d'humanité, incarnation d'un service public protecteur et travailleur, répétant sans cesse que toutes ces victimes "sont des innocents". Côté Ghetto va suivre l'enquête douloureuse de l'assassinat, en mais 2007, du fils de Wally Tenelle, le jeune Bryant, à peine âgé de dix-huit ans, abattu de plusieurs balles alors qu'il poussait tranquillement son vélo avec un ami. Leovy va entrer dans l'intime de la famille Tenelle, avec force détail et va s'attacher aux basques de Skaggs. Le fil de l'instruction va ainsi être patiemment déroulé, non sans accident, cul de sac, fausse route. De l'expert en balistique, au témoignage de la formidable Jessica, prostituée perdue, le lecteur suit avec une belle intensité les progrès de l'enquête. Et l'auteur de distiller aussi, à travers les pages de cette narration centrale, des faits divers poignants mais aussi l'histoire de ce quartier. A savoir l'arrivée d'une immigration noire venue du Sud, de Louisiane, du Mississippi, des Noirs "élevés" dans un univers où la loi n'existait pas, donc ne les protégeait pas, des Noirs qui ont instillé ce mode de vie dans Watts. Mais ce n'est pas une excuse, loin de là. Le parallèle avec le taux d'assassinats dans les communautés émigrées de l'Amérique Centrale est ainsi frappant puisque celles-ci s'adaptent mais sont aussi bien plus favorisées, par exemple, dans l'accès à l'emploi.
Livre puissant, extrêmement émouvant, qui permet de comprendre aussi certaines images qui nous arrivent parfois sans sous titres des Etats-Unis, Côté Ghetto est la face obscure des romans de commissariat (par ailleurs excellents) de Joseph Wambaugh. Les chiffres sont terribles et les perspectives peu réjouissantes. On parle de Côté Ghetto comme d'un pendant du Baltimore de David Simon. C'est évident. Il y a cette rigueur anglo-saxonne, cette volonté de rester sur les faits, tout en laissant transparaître une énorme injustice, un scandale et un gâchis humains difficiles à réellement imaginer. En tout point remarquable.
Côté ghetto ( trad. Clément Baude), ed. Sonatine, 440 pages, 22 euros.