Littérature noire
2 Janvier 2018
La folie meurtrière chez les hommes apparemment les mieux éduqués de la société. La folie meurtrière dans une société régie par la religion. En mai 1629 après sept mois de navigation, le Batavia, nouveau navire de 56 mètres de la compagnie hollandaise des Indes, se fracasse sur les récifs de l'archipel Abrolhos de Houtman, au large de la côté ouest de l'Australie. Le Batavia, ce sont plus de 300 hommes et femmes qui rejoignent Java, des soldats, un pasteur, des épouses... Dans le naufrage, une grosse partie des passagers gagnent l'île toute proche. Une île nue. Sans arbres, sans abri. Avec les maigres ressources sauvées de la catastrophe, un Conseil s'organise pour maintenir un brin d'ordre avec ces marins et ces soldats. Le commandant de la mission, le subrécargue, décide regagner Java en chaloupe avec une trentaine d'hommes. Sur l'île, Jéronimus Cornelisz, son adjoint sauvé in extremis du Batavia s'impose, comme un messie, comme une sorte d'autorité morale. Lui, l'ancien apothicaire qui a échappé de justesse à un jugement d'hérésie dans sa ville d'Haarlem va noyer, étriper, assassiner petit à petit l'ensemble de cette communauté. Un groupe de soldats, rebelles , avec Weybbe Hayes à leur tête, est exilé sur l'île proche. Sous prétexte de chercher de l'eau potable. Qu'ils vont trouver...
Après la fougue et la fureur d'Orphelins de Dieu, dans les montagnes corses, Marc Biancarelli, avec Massacre des innocents, poursuit son étude de la violence, cette fois au XVIIe siècle, dans une société hollandaise corsetée et jetée sur des rivages hostiles australiens. Autant dire que l'auteur, en s'extrayant de sa Corse natale, prend un risque. C'est le premier. Le second, c'est de s'attaquer à une affaire mythique, un monstre historique, qui a passionné les scientifiques et dont Mike Dash avait tiré L'archipel des hérétiques. Il y a même eu une très belle bande dessinée, de Christophe Dabitch, Jéronimus (Futuropolis). Mais Marc Biancarelli s'il a mis trois ans pour publier son roman, ce n'est pas pour faire une resucée de ce qui a déjà existé. Massacre des innocents est en premier lieu une méticuleuse promenade historique. Certes la matière sur le naufrage du Batavia existe mais l'auteur a le génie de remonter l'histoire et la généalogie de personnages comme Cornelisz bien sûr (bon sang cette scène avec la nourrice) mais aussi Lucretia et Hayes, passionnant fils de meunier, devenu mercenaire consolé un temps dans les bras d'une gitane (passage somptueux). Le substrat d'informations est riche mais pas étouffant, au contraire. Sous la plume de Biancarelli, tout cela est transformé en tableaux. C'est la très bonne idée de ce roman. Passer de la littérature à la peinture flamande ou plutôt néerlandaise. Chaque chapitre est intitulé "tableau..." et effectivement on y plonge comme dans une toile de Brueghel l'ancien, lors des scènes d'auberges, ou dans Le jugement dernier de Bosch pour ce qui est des (nombreux) moments de torture. Et Biancarelli véritable guide ose même interpeller le lecteur, faire un pas de côté, "voyez", comme si l'on était dans un musée, une galerie.
Massacre des innocents attrape aussi le lecteur sur ses paradoxes. Dans cette Hollande protestante, sévère, les libre-penseurs Rose-Croix sont impitoyablement pourchassés. On est à quelques pas du siècle des Lumières mais en attendant, ceux qui doutent de Dieu sont passés à la question. Jeronimus Cornelysz est un libertaire lui aussi. En tout cas il les fréquente. Mais c'est d'abord un psychopathe, planqué sous la bonhomie commerçante d'un apothicaire. Donc que vaut l'ordre dans une société ? L'ordre prévient-il les dérives ? Peut-on s'écarter de cette société sans en subir les foudres ? Et lorsqu'une société se recréé qu'est ce qui empêche la nature humaine de céder à ses plus bas instincts ? Le massacre de la famille du pasteur est ainsi hautement symbolique sur la réelle place de Dieu dans le coeur des Hommes... L'instinct, de mort, bestial, est omniprésent dans ce livre. Et comme dans Orphelins de Dieu, avec la belle Vénérande, l'auteur tisse un très beau portrait de femme en la personne de Lucretia, personnage clé, aristocrate courageuse dans cette tragédie aux sonorités grecques.
Roman d'aventure, historique et aussi philosophique, Massacre des innocents offre des scènes d'une terrible violence moyen-âgeuse pour mieux appuyer le propos. Une ivresse d'hémoglobine que tout un chacun ne pourra pas supporter mais qui font sentir les remugles violents de ce siècle de conquêtes et de boucheries. Pas du genre à voiler la réalité ou à prendre des pincettes, Marc Biancarelli réussi ainsi parfaitement sa deuxième conversion en langue française. Le seul petit bémol concerne vraiment la toute fin.
Massacre des innocents, ed. Actes Sud, 390 pages, 21 euros.