16 Janvier 2018
C'est un beau monument ce Jardin de sable. Un roman en forme d'autobiographie d'Earl Thompson (1931-1978), livre totalement inédit ce côté-ci de l'Atlantique et qui n'est pas sans rappeler comme le dit si bien la 4e de couverture, un peu de Bukowski, de Fante mais aussi du Ellroy, voire le Harry Crews des Mules et des Hommes. C'est dire si ce roman est solide, vicieux et solaire.
On est au début des années 30 dans le Kansas. Le petit Jack MacDeramid est élevé par ses grands-parents, tandis que sa mère, Wilma, traîne avec des mecs à droite, à gauche avant de se faire coffrer dans une affaire de prostitution. Le père, suédois, est lui décédé dans un accident de voiture. Les premières années de Jack se déroulent d'abord dans la ferme du grand-père, Mac. Mais la crise est là, les fermiers sont en faillite, la petite famille doit quitter la vie rurale pour tenter sa chance à Wichita. De misère en misère, le trio va habiter dans des maisons de plus en plus petites, de plus en plus perméables au froid, la pluie. Puis la mère va refaire surface, avec un nouveau mari, Bill, sombre ivrogne, fainéant, voleur. Contre la promesse d'une maison avec une chambre à lui, Jack embarque avec sa mère et son beau-père pour le Mississippi. Mais tout ne se passera pas comme annoncé. Bill n'a pas de travail. Il boit. Et Wilma commence à faire la pute. Jack ne va pas à l'école, il traîne. La situation financière va de mal en pis, Bill se fait coffrer, il faut encore déménager et le fils commence à développer un Oedipe brutal, envahissant. Il a dix ans et la découverte de son pénis le renvoie vers sa mère dont il partage le lit. La situation ressemble à un cul de sac, social, sentimental...
La lecture d'Un jardin de sable est une expérience merveilleuse, un vrai moment de littérature intense. Earl Thompson raconte ces Américains sans toit, sans boulot, sans affection, sans éducation aussi. Une Amérique des années 30, sauvage, sans glamour, que l'auteur invoque d'abord idéalement par la bouche du vieux Mac, génial dans ses diatribes anti Roosevelt, exposant son mauvais caractère sans retenue. Certaines pages sont d'une beauté rare, célébrant le courage de cette working class : " tous leurs projets avaient toujours échoué. Pas faute d'efforts, mais de cruauté. Pas faute de noble ambition, mais parce que, au fond du fond, c'était des gens trop entiers et non des opportunistes, jamais ils n'avaient réussi à faire mieux que trimer pour survivre, et encore. La réalité du monde leur était aussi étrangère que la face cachée de la lune. Toute leur vie, ils avaient creusé à mains nues au fond d'une tranchée écoeurante de désespoir où les bienfaits de la médecine était un luxe inabordable et où la règle était de rester debout malgré les blessures. Si Mac avait dû se préoccuper des dents de ses enfants, il aurait fallu qu'il assassine quelqu'un."
La vie chez les grands-parents a quelque chose d'un Tom Sawyer trash. Et Thompson est adroit pour opérer un changement total d'atmosphère entre cette période et la période Wilma. Un saut dans la pré-adolescence sans parachute, sans matelas. Au milieu de ce vortex de pauvretés, Jack est livré à lui-même, forcé de s'éduquer seul. En traînant, il fait partager sa vision du pays ; ce nain qui joue les macs et mord le sexe de sa prostituée, cette femme obèse qui veut qu'il lui fasse l'amour, ces autres femmes qu'il essaye de caresser dans les cinémas, et puis cette femme ivre qui se fait besogner par des marins dans un parc. De Wichita à Corpus Christi c'est une succession de personnages incroyables et de situations parfois drôles, parfois dérageantes. Comme ces scènes de sexe. C'est pour cela que le livre a été en partie très mal accepté aux Etats-Unis lors de sa sortie. Trop violent dans le tabou. C'est qu'il faut avoir le coeur bien accroché pour admettre, voire comprendre, l'amour de cette mère et de son fils qui se battent pour survivre, pour gagner trois dollars et payer le loyer, un repas. Earl Thompson ne juge pas. Il montre. Et cela reste incroyablement positif, lumineux puisque la mère et le fils ont une force incroyable pour vivre, se sortir des nombreux mauvais coups. C'est cela que célèbre l'auteur : l'énergie des petites gens à renverser le destin, à subir puis à se relever. On est moins beau quand on prend des coups, comme Wilma, mais on marche encore, on est vivant. Ce roman est précieux car il montre des Etats-Unis sans pitié pour ses enfants, ses femmes abandonnées, un pays où la violence n'est finalement qu'un écho de la violence sociale omniprésente. Un jardin de sable est ainsi un livre de vérité.
Pour son côté sociologique le roman est bien sûr édifiant, d'un point de vue littéraire c'est du génie. C'est donc sans surprise que les éditions Toussaint Louverture ont repris en préface le texte de Donald Ray Pollock paru en 2008. L'auteur du Diable tout le temps avoue avoir lu ce livre plusieurs fois. Et c'est vrai que l'on retrouve quelques unes de ses obsessions. Un jardin de sable a sans nul doute tourné la tête à plus d'un auteur américain. Rarement cela a été donné à lire.
Grand merci à l'éditeur. Qui annonce la suite, Tattoo pour 2019.
Un jardin de sable (trad. Jean-Charles Khalifa), ed. Toussaint Louverture, 829 pages, 24 , 0 euros.