12 Février 2018
D'une incroyable tendresse et d'une force rare, Des jours sans fin s'impose comme l'un des chocs littéraires de ce début 2018. L'histoire d'un très jeune immigré irlandais aux Etats-Unis, Thomas McNulty et de son amoureux John Cole, soldats de la cavalerie qui s'engagent dans les guerres indiennes de 1850 dans le Grand Ouest puis soldats de la Fédération contre l'armée sudiste. Deux gamins qui font d'abord tout pour survivre dans le pays. Ils sont d'ailleurs, avant d'être des militaires, des "danseuses" de cabaret pour mineurs éreintés, se grimant en femmes pour jouer une illusion que ce monde ouvrier, en quête d'un peu de poésie, accepte bien volontiers. Entre deux conflits, une fois devenus jeunes hommes, Thomas et John, recommenceront le travestissement en y ajoutant cette fois un peu de théâtre, de poésie. Surtout, ils sont accompagnés de la jeune Winona ("la première née"), nièce d'un coriace chef indien. Une enfant qu'ils vont littéralement adopter. De Fort Laramie, dans le Wyoming, à Grand Rapids, dans l'Ohio, les deux amis et leur protégée vont souffrir, s'aimer, se séparer, se retrouver, être blessés...
Une histoire extraordinaire au sens littéral du mot puisqu'elle narre une partie de l'immigration irlandaise du milieu du 19e siècle, tout comme elle raconte bien sûr la construction des Etats-Unis, le terrible sort réservé notamment aux peuples sioux, apaches, pawnees... Tout cela, Séeastian Barry le fait sans appuyer, avec une certaine justesse et avec le regard de Thomas McNulty. Qui est sans doute l'un des personnages les plus attachants de l'année. Naïf et bon, courageux et sensible, ce petit Irlandais voue un amour noble à son compagnon John. Une homosexualité très tendre, celle de deux enfants qui se sont croisés dans la rue, dans la galère de la vie. Il n'y a pas de scènes de sexe dans Des jours sans fin, la délicatesse de Barry s'attarde plutôt sur les traits de John Cole, la simple beauté de son visage mais aussi sa noblesse d'âme. Forcément on pense à Brokeback Mountain, sauf que là, il n'y a pas le poids de la société, les deux amants s'efforçant de rester d'abord discrets. Et puis, petit à petit, Thomas va accepter un peu plus de vivre comme une femme. Après tout, il a vu lui-même que certains indiens vivaient ainsi sans que cela ne pose question à leurs tribus. Dans une langue très populaire, l'auteur rend bien compte des sentiments de son héros. C'est le tour magistral de ce roman, de posséder une "voix" et de parvenir à ne pas tomber ni dans le pathos, ni dans l'héroïsme béat, un équilibre parfait. Mais il y a aussi, forcément en ces temps-là, des scènes de batailles dantesques, que ce soit des massacres de femmes et d'enfants indiens ou des face à face Sudistes-Nordistes qui se terminent à la baïonnette ! Des pages entières de sang et de poudre, de pluies déchaînées, de prison infâme, qui contrastent, avec un certain génie, avec les sentiments purs entre John et Thomas, ou envers Winona. Un équilibre, un jeu entre le clair et l'obscur.
Pour être presque complet, il faut aussi parler de la vision de l'Amérique du jeune McNulty. Un pays de pluies, de crues, de froid, de neige. La Nature hostile n'épargne rien aux deux jeunes hommes. Sauf quelques rares moments de pure félicité : " quatre ou cinq heures plus tard, on découvre une région dont la beauté conquiert jusqu'à notre âme. Je dis beauté et je le pense. Souvent, en Amérique, on peut devenir fou à force de laideur. De l'herbe sur un millier de kilomètres sans même une colline pour briser la monotonie... Mais cette fois le paysage qu'on découvre, on dirait qu'un homme est en train de le peindre avec un immense pinceau." Là aussi la langue de Sébastian Barry force l'admiration, faite de peu de mots, savamment façonnés, moulés au plus près des émotions.
On ressort Des jours sans fin avec l'impression d'avoir côtoyé un livre rare, qui est aussi le témoignage ardent de l'auteur pour son fils homosexuel. Il y a beaucoup de choses à puiser dans ces 259 pages. Et d'abord, c'est un peu couillon oui, de l'amour.
Des jours sans fin ( trad.Laetitia Devaux), ed. Joelle Losfeld, 259 pages, 22 euros.