Littérature noire
16 Mars 2018
Tout ou presque a été déjà dit et écrit sur le premier roman de Gabriel Tallent (30 ans), My absolute darling. Un roman noir très ambitieux, sur le douloureux thème de l'inceste, doublé de celui du survivalisme cher aux Américains. Pour ne rien gâcher l'auteur possède un style rugueux, fort, une narration entièrement au présent qui fait entrer son lecteur dans le corps de son héroïne, Turtle. On peut encore voir ce livre, éblouissant et dur, à travers plusieurs idées mais il y en a sans doute trois ou quatre centrales.
L'amour. Il en est beaucoup question et il ne s'agit quasiment que de cela dans My absolute darling. Ce père, Martin, porc protecteur qui se transforme en loup, relève largement de la psychiatrie, à la fois psychopathe et bipolaire, avec une tendance claire au pervers narcissisme. Mais il aime sa fille. D'accord il ne suffit pas de le dire pour cela soit avéré. Pourtant, lorsqu'il parle de la scène du puma dans les herbes, tout est là : il ne veut pas qu'elle lui soit enlevée et il ne veut pas qu'elle souffre, donc il est prêt à la tuer. Mais l'amour c'est peut-être surtout celui de Turtle. Adolescente isolée du monde, elle prend tout de même conscience que la relation avec son père n'est pas normale, elle a la possibilité grâce aux armes qu'elles manipulent si bien, qu'elle peut mettre un terme aux abus de Martin. Chaque fois, ses sentiments ambivalents la stoppent : elle l'aime. Et l'aimera jusqu'au bout. C'est paradoxalement, l'amour pour le lycéen Jacob et l'amour, ou l'affection, inattendu pour Cayenne qui vont provoquer la réaction.
Le féminisme. A l'heure d'une (re)prise de conscience féministe, le livre offre des personnages féminins extraordinaires : Turtle écrase le livre de son caractère, de sa personnalité. Mais il y a aussi une professeur bienveillante, il y a Cayenne aussi et puis Anna, la mère de Brett, Imogen, la soeur de Jacob. C'est tout sauf anodin dans un pays qui reste encore assez porté par le machisme. Comme n'est pas anodin l'histoire elle-même quand on connaît celle de Gabriel Tallent. Elevé par un couple de lesbiennes auxquels on refuse des droits en terme de maternité, auxquels on reconnaît peu de qualités en terme d'éducation, Tallent nous rappelle à quel point les premiers prédateurs sexuels se trouvent dans le cercle familial.
La résilience. My absolute darling fera peut-être la joie de Boris Cyrulnik dans sa dernière partie. Sans spoiler, il y est question de reconstruction. Peut-être que cela paraît artificiel pour certains mais il est capital que l'histoire ne se finisse pas sur une plage. Tallent n'a pas voulu écrire un thriller mais une histoire totale et donc il y a un après. C'est ce qui fait aussi que le roman est aussi marquant.
La nature. Sans faire du nature writing (qui, de plus en plus, tourne à la redondance), Gabriel Tallent donne de la lumière dans l'univers noir de Turtle. Parce que cette dernière connaît grâce à son grand-père, le nom des herbes qui poussent chez elle : capucines, fétuques, chicorée, ansérine blanche, flouve, moutarde sauvage, ancolie, ravenelle (chapeau à la traductrice)... plus qu'un herbier ou une démonstration botanique, c'est un phare, comme la robe rouge de la petite fille dans La liste de Schindler, une sorte d'espoir quand il y en a peu, quelque chose auquel se raccrocher. Et il n'y a pas d'enflure là puisque que Turtle et son père vivent au milieu de nulle part dans cette Californie du Nord, peuplée par ailleurs, c'est dit en filigrane, de cadres supérieurs issus de la Silicone Valley, amateur de quinoa et de nourriture bio...
Livre profond, grave, parfois très difficile dans certaines scènes, My absolute darling mérite l'attention qui lui est portée, pour ses qualités littéraires bien sûr mais aussi donc par ce qu'il véhicule. Un grand livre en somme.
My absolute darling (trad. Laura Derajinski), ed. Gallmeister, 454 pages, 24, 40 euros.