Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
The killer inside me

Littérature noire

Pierre Bondil : "après avoir traduit trois Jim Thompson, j'ai eu besoin de respirer "

Il a traduit tout Tony Hillerman, à un livre près. Il a traduit Christopher Cook. Thomas Kelly. Hammett. Ken Bruen. Mais ce qui nous intéresse en ce moment, après la sortie de Ville sans loi, c'est le travail sur Jim Thompson. La re-traduction de Big Jim qui nous comble de joie mais nous révèle aussi des failles insupportables dans les éditions précédentes. Pierre Bondil, né en 1949, est l'une des très fines lames de la traduction française. Attaché à Rivages, à raison de trois romans par an, il a aussi travaillé pour Albin Michel, Nathan, Gallimard et maintenant pour Gallmeister. Si le traducteur est impressionnant, l'homme est vivifiant.

C'est un travail particulier de se plonger dans Jim Thompson ?


C'est un gros travail parce qu'il y a beaucoup de choses difficiles. Et comme tous les écrivains qui sont sur le mental, avec presque toujours des psychopathes, si vous ne faites pas attention vous êtes embarqués dans autre chose, en particulier pour les dialogues. Il y a aussi des choses très, très précises : je me souviens que dans L'échappée (The getaway), je suis allé voir sur internet des informations sur les armes à feu parce que dans le premier chapitre, le personnage a bricolé une arme à feu, je ne comprenais pas du tout comment il avait fait, je me suis adressé à des spécialistes. Je me suis aussi attaché à comprendre comment fonctionnait le chemin de fer américain et notamment le système de réservation ou non réservation de places et également le travail du contrôleur qui n'est pas le même qu'en France. Donc c'était compliqué... et il faut l'avouer, un peu déprimant aussi Jim Thompson. Enfin, c'est passionnant. Et plutôt que déprimant, c'est sombre.
Forcément, il y a une langue des années 50.
Oui. Aux Etats-Unis les langues passent très très vite. Il y a 20 ans si j'avais demandé à un Américain de m'expliquer des expressions américaines des années 30 ou 50, il n'aurait pas su. Certains oui mais dans l'immense majorité ils ne savent pas. Tout ce qui est familier et a fortiori l'argot disparaît à toute vitesse. Pour Hammet, par exemple, j'ai gardé le vocabulaire de ces années-là. C'est la couleur, c'est l'atmosphère. Je suis, en ce moment, en train de travailler sur Edgar Poe et ce que je traduis c'est avec un vocabulaire français antérieur à 1850. Avec internet, j'ai trouvé un dictionnaire américain de 1815 qui est génial. Et un anglais de 1830. Le problème des dictionnaires anglais, quand vous vous voulez faire de l'américain, déjà sur la faune et la flore c'est faux. Et puis tout ce qui concerne l'activité mentale, ce n'est pas la même chose que le vocabulaire américain, il y a beaucoup de différences. En particulier au 19e siècle, quand le français a eu plus d'influence aux Etats-Unis qu'en Angleterre. Il y avait des trappeurs, des scientifiques, des militaires...
Il y a 30 ans vous aviez traduit le numéro 1 de Rivages, Liberté sous condition, de Thompson. Pourquoi n'avez-vous pas traduit tous les Thompson ?

C'est très compliqué. Chez Gallimard (La Série Noire) c'était un peu tout le monde et n'importe qui à la traduction. J'ai fait Liberté sous condition, puis Un nid de crotale qui est le numéro 12 de Rivages. Quand vous avez fait deux ou trois Jim Thompson de suite, vous n'en pouvez plus, vous avez envie de voir autre chose. Or il y a les éditeurs qui ont signé avec les agents littéraires, l'éditeur ne peut pas attendre que vous soyez de nouveau disponible et puis il y a d'autres traducteurs aussi compétents. Lorsque les éditions Rivages ont récupéré les neuf romans de Thompson parus à La Série Noire, ils ont eu une très belle idée, très mauvaise en même temps : de récompenser les gens qui travaillaient en traduction et de leur donner au moins un Jim Thompson. C'était merveilleux. Mais ce qui est moins bien c'est que les voix sont différentes. Il y a parfois des choses très différentes et dans Wild Town, j'ai réussi à imposer le ton des dialogues que je voulais et ce ton montre clairement que les psychopathes de Thompson sont des gens extrêmement intelligents qui ont, éventuellement, fait des études supérieurs, pas tous attention, et il y a des différences de niveaux de langue, auxquelles Thompson était sensible, chez des personnages comme celui de Wild Town. C'est un homme qui a fait des études qui retourne dans son village de ploucs, de rednecks et il se remet à parler comme eux. C'est passionnant et on y a peut-être pas assez prêté attention. Thompson était très fort pour ça, c'était une éponge.
Vous dites que vous ne lisez pas les anciennes traductions mais comment McKenna pouvait-il se prénommer Dingo et puis Bugs maintenant ? Et comment un hôtel peut-il devenir un hôpital ?
(rires) J'ai fait du ligne par ligne entre les deux traductions sur L'échappée à la demande de l'éditeur. Mais sinon je ne relis pas les autres traductions pour ne pas être influencé. Là, sur Poe, je ne relis pas ce qu'a fait Baudelaire à l'époque. C'est peut-être très bien mais je ne la lis pas. Quant à Wild Town, chez moi Bugs s'appelle Bugs parce que dans la version originale il s'appelle comme ça ! Si Thompson était vivant je lui demanderais pourquoi il l'appelle Bugs, pour m'aider à la traduction, malheureusement il n'est plus là, alors c'est Bugs. Dingo ?... Cela ne colle pas au personnage de McKenna parce qu'il sait très bien ce qu'il fait dans le roman. Dingo, c'est sans doute parce qu'ils ne voulaient pas garder un mot anglais. Ils françisaient beaucoup à l'époque. On pouvait mettre des Prisunic aux Etats-Unis ! Mais il y a des choses encore pires...
Sur le titre, vous choisissez Ville sans loi plutôt que ville sauvage. Pourquoi ?
On a hésité. C'est l'éditeur qui a choisi. J'avais dit que je ne m'opposais pas à ville sauvage mais que je préférais Ville sans loi. Ceci dit, dans ce dernier, ça m'embêtait parce qu'il y a une loi. Elle n'est pas appliquée mais elle y est. Ville sauvage ça fait beaucoup plus ville champignon de l'ouest américain au 18e siècle. Là on est au 20e. Il n'y avait pas de  très bonne solution. Et puis dans toutes les maisons d'édition il y a des commerciaux et ils ont leur mot à dire.
Changeons de sujet. Dans une interview au site Le chien jaune, vous disiez que Thomas Kelly (Le ventre de New-York, Les bâtisseurs d'empire...) était difficile à traduire. Pour quelles raisons précises ?
Très, très difficile parce que Thomas Kelly est un ouvrier. Il écrit des livres très longs extrêmement documentés. Le problème, c'est que c'est un peu un autodidacte, il a travaillé sur les chantiers avant d'étudier, de se diriger vers le syndicalisme et la politique, il ne peut pas se résoudre à mettre "manger", "dormir", "entrer dans un lieu" ! Il va toujours chercher des choses compliquées. A force, en français, ça paraît artificiel. Je ne sais plus dans quel roman c'est, mais il y a un personnage qui lance un noyau de prune sur un chauffeur de taxi qui passe à côté de sa voiture... mais c'est invraisemblable, jamais on ne croirait que c'est cela qu'il fait. Du coup, je lui ai posé beaucoup de questions... ceci dit il ne répondait pas toujours. J'ai du me fâcher. Cela faisait trois fois qu'il me disait "tu ne peux pas me renvoyer tes questions, je ne sais plus où elles sont ? " Je lui ai répondu : " you don't give a shit about your own book. Why should I ? " Dans les 24 heures, j'avais ma réponse. Autrement il était charmant. Il l'est toujours. Je crois qu'il travaille sur un quatrième livre mais il a beaucoup à faire avec la télé.
C'est une impression ou l'édition française fait un peu plus attention à la traduction ?


Oui, depuis pas mal de temps. D'ailleurs, sauf exception, Rivages pense généralement qu'un auteur doit être traduit par la même personne, c'est ce que fait Gallmeister aussi. Mais quand on signe un contrat pour trois ou quatre bouquins, dans un temps assez court, ce n'est pas toujours possible de le donner au même traducteur. Pour Poe, il y a trois traductions prévues. J'ai rendu la première ces jours-ci, j'ai besoin de couper et chez Rivages on m'a proposé un nouveau bouquin, d'une écrivaine, je crois, Canadienne. Cela m'a l'air tellement bien que j'ai décidé de le faire et j'ai dit à Gallmeister que j'avais besoin de me laver la tête avec autre chose. Mais je garde Poe qui doit sortir au rythme d'un par an.
Jacques Mailhos dit qu' "il peut exister deux ou trois bonnes traductions d'un même livre ". Vous êtes d'accord ?
Totalement. D'ailleurs Phébus fait aussi une traduction de Poe qui doit sortir en même temps que Gallmeister, il faudra regarder, ce sera très intéressant. Il peut y avoir même trois ou quatre bonnes traductions. Gallmeister ne dit pas que la traduction de Baudelaire n'est pas bonne. Elle a des failles. Comme la nôtre en aura peut-être. Mais on veut que ce soit plus Poe.
Concernant les traducteurs, est-ce que c'est un bon statut ?
Non... enfin, on est un peu privilégiés par rapport à d'autres pays en Europe. Mais ce n'est pas un bon statut. J'ai travaillé huit mois sur Poe, y compris les samedis, dimanches... je travaille avec une traductrice pour ce travail mais au final pas de quoi se payer un loyer sur Paris (Pierre Bondil habite dans le sud heureusement !). On a perdu beaucoup en passant au comptage numérique. Avant on travaillait au feuillet de 1500 signes maintenant c'est du comptage informatique et les blancs (entre deux mots ou ponctuations) ne sont plus comptés comme des signes. On perd énormément. Chez certains éditeurs on peut gagner 15% supplémentaires du prix à la page mais même comme ça...
Parmi les auteurs rencontrés, lesquels vous ont durablement marqués ?

Les Américains sont très humbles. Y compris ceux qui vendent beaucoup. Ils font un travail. Ils s'appellent artist là-bas mais c'est pas comme nos artistes en France. Ils m'estomaquent tous. Elmore Leonard parfait. Tony Hillerman le coeur sur la main. Christopher Cook est génial, c'est devenu un ami, il vient de revenir à Prague. C'est un écrivain majeur, l'un des meilleurs du sud et Dieu sait que les écrivains du sud sont le dessus du panier. Pour Voleurs, j'ai un plein volume d'échanges, de lettres, avec lui, premier passage, deuxième passage avec lui sur le texte. J'ai tout déposé à la Bibliothèque Nationale. Je fais tout le temps ça maintenant. J'ai découvert du blues grâce à lui. Mais je découvre toujours quelque chose sur la musique. Tiens avec Philipe K. Dick j'ai découvert un opéra de Verdi, Jeanne d'Arc, que je connaissais pas ! Un super opéra...

(entretien réalisé au téléphone le 23 mars)

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
F
« et il y a des différences de niveaux de langue, auxquels Thompson étaient sensibles »<br /> >> et il y a des différences de NIVEAU de langue, auxQUELLES Thompson ÉTAIT SENSIBLE<br /> <br /> (Passionnant, cet entretien.)
Répondre
T
Oups ! Merci... pour les deux. Je n'ai pas cette capacité à me relire avec efficacité. Désolé.