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The killer inside me

Littérature noire

Les incurables : Burnwood, dernier arrêt de l'humanité

Remarquable idée de Jon Bassoff de se pencher sur l'histoire, assez méconnue, du docteur Walter Freeman, médecin et chantre de la lobotomie transorbitale, opération chirurgicale censée guérir la folie et autres troubles mentaux, en coupant des parties du lobe frontal, via les orbites ! Une pratique qui s'est répandue aux Etats-Unis après la Seconde Guerre Mondiale avant que la psychiatrie n'impose, heureusement, ses vues plus douces sur la démence, l'hystérie... Freeman n'en a pas moins lobotomisés des dizaines de milliers d'Américains à travers tout le pays, puisqu'il exerçait ensuite avec un bus.
C'est d'ailleurs le début des Incurables. 1953, Freeman, sexagénaire boiteux, se fait exclure de l'hôpital, ses procédés sont déclarés moyen-âgeux alors que lui est persuadé de travailler à un monde plus sain. Il décide de travailler sur les routes et embarque ainsi Edgar, un gamin assassin et psychopathe, qu'il vient d'opérer et qui ressemble tellement au fils qu'il a perdu. Leur chemin s'arrête à Burnwood, Oklahoma. Là, il y a la fois un prédicateur qui assure que son fils, couvert d'une couronne d'épines, est le Messie et une jeune prostituée de 17 ans qui attend que sa mère lui révèle où son père, en cavale, a planqué le magot d'un vieux braquage. Le pseudo Messie veut faire opérer son paternel pour qu'il arrête ses délires et la fille souhaite la lobotomie de sa mère pour peut être savoir dans quel coin se trouve l'argent. Dans cette ville chaotique de Burnwood, le sang va couler...
Après l'enthousiasmant Corrosion, Jon Bassoff revient avec une histoire toute aussi gluante, où les corps s'effondrent, à force de creuser des tombes, à force de coups de pic à glace, à force de sexe tarifé. Il y a une fois de plus un sacré maelström de violences morales, physiques. Mais cela ne fonctionne pas aussi bien que par le passé. Très simplement parce que l'attention du lecteur a du mal à se focaliser sur le docteur Freeman, sur Durango le Messie ou sur Scent, la prostituée. D'accord, Bassof veut croiser ces trois trajectoires mais il oublie au passage de les faire vivre ces personnages, de leur donner un brin d'histoire. Cela va un peu trop vite, et le lecteur se demande longtemps où Bassoff veut en venir. Pour ne rien dévoiler, l'histoire de Scent avec les trois frères arrive assez curieusement, presque forcée. Même si on sent une volonté de Bassoff de punir le Mal, de punir les crédules, autant ceux qui se vautrent dans la religion de bas étage que ceux qui pratiquent le charlatanisme médical, Les Incurables a du mal à faire adhérer son lecteur.
Et pourtant, pourtant, il y a des moments de folie grandiose, des scènes dantesques. " Scent et le type roulait dans une Ford toute rouillée, toute cabossée, vers Front Street et le Lullaby Motel. Les mains calleuses de l'homme allaient et venaient sur sa jambe et elle ne faisait rien pour l'en empêcher. La radio jouait un doo-wop parasité. Et dans les rues, un ramassis d'indigence et de débauche. Non que cela dérangeât Scent. Ici, un fumier ventripotent affalé dans un tas d'ordures, les yeux révulsés, du vomi plein la salopette. Là, une putain décharnée à la dent de travers, essayant d'arracher une bouteille de bourbon à une vieille femme affublée d'une veste en peau de baleine. Là, quatre enfants en guenilles couverts de crasse, détaillant dans l'allée tels des rats enragés, l'un d'entre eux martelant une vielle poupée contre un mur jusqu'à lui détacher la tête et la faire rouler dans e caniveau." Une stupéfiante vision de l'enfer et un rythme, ce rythme, parfois gênant, que Bassoff avait déjà dans Corrosion, toujours en avant, comme s'il était vraiment un pas devant le lecteur, à lui ouvrir les portes d'un monde de possédés. Des images dignes de Freaks, avec cette espèce de foire aux monstres où Freeman attire le chaland. " On eut dit que la ville tout entière était venue. Tous en avaient assez des grandes roues et des manèges, des beignets et des hot-dogs. Mais le sauveur à pic à glace. ça c'était une expérience nouvelle. Une expérience américaine. Et ainsi, chaque soir, des centaines de personnes se rassemblaient pour écouter l'Incroyable Dr Freeman, pour contempler l'assassin lobotomisé et le singe apathique. Et pendant les présentations, d'autres saltimbanques commençaient à apparaître sur l'estrade : l'avaleur de sabres, le cracheur de feu, la danseuse du ventre, le lanceur de couteaux, tous investissaient la scène à tour de rôle, sans qu'on sût vraiment si le bon docteur les avait invités." Oui, Burnwood est un cloaque, un condensé du pire de l'humanité. Et cela est réussi.
Il y a finalement un sentiment partagé sur ce roman, comme si Bassoff était passé à côté de quelque chose, à trop multiplier les personnages, à vouloir jouer une partie égale avec ce trio Freeman-Scent-Durango.

Les incurables (trad. Anatole Pons), ed. Gallmeister, 234 pages, 21, 80 euros
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