Littérature noire
28 Mai 2018
Pour la plupart des gens, conduire en France est lassant, et la seule chose qui permet d'échapper à l'ennui, ce sont les Français eux-mêmes qui comptent parmi les plus mauvais conducteurs en Europe. Pour plaisanter, nous disions, non sans fondement, que les mauvais conducteurs avaient tué plus de Français durant la débâcle de l'été 1940, alors qu'ils tentaient de fuir l'avancée allemande, que la Wehrmacht."
L'Ecossais Philip Kerr a tiré sa révérence en mars dernier mais il nous reste son oeuvre. Qui n'a pas fini d'être publiée puisque Bleu de Prusse est son avant-dernier roman. Une pépite de drôlerie mais aussi une sacrée dissection du Mal, incarné, une fois encore, par les hommes puissants du IIIe Reich. Car oui, c'est la douzième histoire de Bernie Gunther, ce flic de la criminelle, ancien membre du SPD, redoutable limier que les nazis n'ont pas pu s'empêcher d'enrôler pour dénouer les crimes les plus complexes. Après la guerre, en 1956 précisément, il a échoué dans un grand hôtel de la Côte d'Azur (lire Les pièges de l'exil). C'est là que la Stasi le retrouve et lui ordonne une nouvelle mission : un empoisonnement, en Angleterre. Le chef de la mission est un ancien subalterne de Gunther, du temps des nazis. Tout en fuyant la Stasi à travers l'hexagone, Gunther se souvient d'un épisode de sa vie d'avant... Mars 1939, son maître Heydrich l'envoie en Bavière, à Berchtesgaden, dans la résidence secondaire du Führer. Là, au cours d'une réunion de travail, un architecte a été abattu d'une balle en pleine tête, sur la terrasse. Kolossal panique de Martin Bormann, le chef de cabinet d'Adolf. Si ce dernier n'est au courant de rien et ne doit surtout rien savoir, il faut vite trouver le coupable. Et même s'arranger avec la réalité. Par contre, il ne faut pas trop fouiller non plus. Il y a des choses que le pouvoir nazi préfèrent garder secrètes.
Kerr avait ce génie, assez unique il faut bien le reconnaître, pour prendre un petit bout de l'Histoire et d'en faire un décor des aventures de Bernie Gunther. Ici, outre les aspects factuels de la demeure d'Hitler, la folie architecturale, le mépris du petit peuple expulsé pour loger la cour du Fuhrer, les sales manies d'un chef absent mais omniprésent dans les têtes (pas de cigarettes, pas de chasse au gibier sur le domaine), la rivalité entre Bavarois et Munichois, la haine parfois entre officiers nazis, donc au-delà de ces éléments, l'auteur montre à quel point le système était pourri, perverti, corrompu au profit, là aussi, de quelques notables du régime. Le personnage de Martin Bormann est une saloperie de premier ordre, un authentique méchant, hyper puissant qui n'hésite pas à dire que question influence auprès d'Hitler, les Himmler, les Goering, à côté de lui " c'est de la merde ". Si Bernie Gunther se morfond dans ces alpages, regrettant la pollution et la circulation de son Berlin, il n'en met pas moins à jour toutes les perversions nazies, inlassable enquêteur, presque heureux, mais toujours avec prudence, de mettre en avant les contradictions du régime. Et ses horreurs. Ce qui est drôle finalement, c'est le côté tellement britannique de ce personnage, toujours le bon mot dans les situations critiques la provocation au bord des lèvres, un peu de séduction aussi. Avec le goût de l'action. Clairement, il y a un petit air de 007 chez Gunther.
Bleu de Prusse, rythmé à la perfection, est un sacré roman. D'accord il s'agit de trouver un assassin et en cela, il n'y a rien d'original. Mais l'intérêt est complètement ailleurs. Dans l'humour de Philip Kerr, dans ce travail d'historien distancié (avec une biographie précise sur les personnages du livre), enfin dans cette réflexion sur les hasards de l'Histoire, les trajectoires qui auraient pu tout modifier. Et puis, tout de même, traduction par Jean Esch.
Bleu de Prusse (trad. Jean Esch), ed. Seuil, 660 pages, 22, 50 euros.