Littérature noire
14 Juin 2018
La précision. L'élégance du style. La complexité des intrigues et l'économie des moyens. John Le Carré, 87 ans, à la fin de l'année, semble paradoxalement au meilleur de sa forme littéraire avec L'héritage des espions. Est-ce le regard condescendant du lecteur trop respectueux du vieil auteur ? Est-ce parce que l'on peut maintenant regarder l'histoire de l'Europe avec un oeil plus aguerri ? C'est plutôt le talent et cet humour de Le Carré pour jouer avec son histoire personnelle. Enfin, humour, oui mais aussi une analyse très lucide et politique des services de renseignements aujourd'hui.
Peter Guillam, ancien espion au Service de Sa Majesté, coule une retraite bretonne quand le Secret Intelligence Service le convoque à Londres. Les jeunes patrons l'informent que les enfants d'un ancien agent, d'une ancienne source, tous deux tués dans une opération à Berlin au début des années 60, ont refait surface et réclament des comptes. Grosso modo, ils estiment que leur père, leur mère ont été sacrifiés ! Et le Cirque, nom commun des services secrets british, craint une enquête parlementaire qui pourraient les mettre en difficulté. Ils aimeraient bien donc que Guillam s'explique sur cette vieille affaire. Et puis s'il peut porter le chapeau...
C'est tortueux bien sûr, on parle de la RDA là, il y a une source précieuse dont on aimerait être certain qu'elle collabore sincèrement avec les Anglais, il y a aussi un adversaire féroce, Mundt, qui semble connaître trop bien les collaborateurs de l'Occident. Et puis il y a une femme. Magnifique. Nom de code Tulipe. L'exfiltration de celle-ci est un morceau de bravoure de Le Carré, prouvant à quel point il maîtrise la tension, le rythme, l'équilibre, un vrai moment de génie.
Alors oui, le lecteur se perd un peu dans les missions finales, dans le rôle d'Alec et de Liz, mais c'est le but puisque Guillam lui-même ne sait plus vraiment ce qu'il faut croire, ce qu'il faut retenir d'un dossier très douloureux à titre personnel. Le lecteur note toutefois l'humiliation de cet ancien espion dévoué, obligé de répondre aux questions de jeunes loups qui font fi de tout son passé, ses actions. Image d'un monde nouveau qui voudrait passer sous silence, voire oublié, tous les services rendus par ses collaborateurs. Cela se passe dans l'univers de l'espionnage comme dans les entreprises classiques, un management dur, cassant, devenu la norme.
On retrouve ici toutes les lignes de force de Le Carré, y compris l'inestimable George Smiley, ancien patron des opérations clandestines. Les maisons "sûres" aux entrées multiples, les dossiers exhumés, les codes tapés sur une vitre pour s'identifier, les échanges chorégraphiés de documents dans les rues de Prague, Budapest... il y a un charme ancien. Qui opère toujours. John Le Carré reste un géant dans cette veine du roman d'espionnage qui est si difficile. A souligner : une traduction qui rend bien le style de l'auteur.
L'héritage des espions (trad<. Isabelle Perrin), ed. Seuil, 406 pages, 22 euros.