Littérature noire
28 Août 2018
Martha, il faut que je te parle. Cette phrase, elle fait peur. Elle déclenche un attentat, une déflagration chez Martha Delombre. C'est son mari, Raph, qui prononce ces quelques mots annonciateurs du pire. Et le pire pour Martha, est bien là : l'adultère de l'amour de sa vie, de son homme adoré. Il aime une autre femme, il veut partir.
Sur cette trame ultra classique, pour ne pas dire gênante de banalité, Marie Neuser trace avec Délicieuse, son cinquième roman, un chemin de violences. La violence des sentiments de Martha qui n'accepte pas la séparation, la situation, la trahison. L'autre de Prendre Gloria, Prendre Lily, va encore dérouler un impressionnant camaïeu psychologique, son personnage principal passant par toutes les émotions. Même si la mise en scène de départ, cette caméra, cette vidéo laisse entrevoir l'issue, le lecteur se laisse emporter par les colères de Martha. Parce que la violence elle est aussi chez son homme qui plaque quasiment tout du jour au lendemain. Pourtant ce n'est pas un crétin : galeriste, peintre, il connait la valeur des sentiments. Du beau. Martha ne comprend pas qu'il détruise justement cette belle union des âmes qu'il formait pour une histoire... de cul. Ou à peine plus. Et l'épouse rejetée va sombrer dans un dédoublement, une spirale lente de folie. Se créant un personnage, à la fois sur la Toile mais aussi dans la vie, avec un immense tatouage japonais dans le dos. Se battant sensuellement pour faire revenir son homme. Se battant cruellement pour le garder.
Depuis Je tue les enfants français..., Marie Neuser nous a habitué à ses personnages aux personnalités torturées. Il y a eu donc la prof en colère, mais aussi l'ado gothique du Petit jouet mécanique. Et que dire de cette ordure de Damiano Solivo, insaisissable meurtrier du diptyque Prendre Lily, Prendre Gloria. Donc, Martha est une sorte de parente, déclenchant, comme on dit dans les cabinets de psychiatrie, lorsque son mari l'abandonne. La première partie du roman est assez puissante, troublante, dans les émotions de cette épouse revancharde, puis geignarde, triomphante et abattue. On est, au départ, un peu moins convaincue par la dernière partie, l'accident de Raph par exemple et ce long passage sur l'Ecosse. La tension chute pour, heureusement, remonter dans les trente dernières pages. Mais, maline, l'auteur n'écrit pas seulement un roman sur la passion destructrice et, quelque part, sur le pouvoir des femmes. Non Marie Neuser balance aussi quelques vérités sur les dégâts des réseaux sociaux, Facebook, blogs, messageries... " Aujourd'hui on veut nous obliger à tout résumer en un nombre indigent de signes, regarde cette connerie de Twitter : tu parles d'un art de réduire à l'os, s'il n'y a pas plus assez de mots pour dire le monde, c'est le monde qui disparaît. " C'est ballot à dire, cela sonne rétrograde mais c'est vrai que le monde n'a pas gagné en beauté, en noblesse d'âme avec cette mise à nue des réactions les plus primaires. La façon dont les amis de la maîtresse se "lâchent" sur Facebook n'est qu'un exemple parmi tant d'autres hélas. Martha cède d'ailleurs aux réseaux puisqu'il s'agit tout du long d'une confession via YouTube.
Enfin, psychologue criminel en milieu carcéral, Martha offre aussi quelques extraits de ses entretiens. Notamment, avec Perotta, qui a tué, violé et dévoré son amant, devant une caméra. Et Neuser de nous interpeller sur différentes choses. L'incarcération de ces "monstres " d'abord. Ce qui fait de eux des "monstres" quand ils ne se considèrent souvent pas comme tels. Et, très simplement, ce qui les fait basculer. Car elles présentent là non pas des cas de serial killer mais bien des hommes, et aussi une femme, qui un jour ont "péter un câble". Certes, il y avait des prédispositions pour certains. Mais rien qui annonçait leurs massacres. Est-ce aussi facile de basculer ?
Procédé narratif original, ambitieux même, très belle analyse de la souffrance d'une femme, personnage principal passionnant, Délicieuse pourrait être un thriller mais c'est sans doute plus un roman d'amour, un roman politique aussi puisqu'il s'agit bien de société de consommation dans ce livre. Alors oui, il y a de la violence, avant tout sentimentale on l'aura compris, mais vraiment pas assez pour n'être qu'un thriller. Difficile à classer encore une fois. Et puis, combien de roman de ce genre donne ainsi le premier rôle à une bonne femme de 40 ans ? Combien ?
Délicieuse, ed. Fleuve Noir, 474 pages, 20, 90 euros.