Littérature noire
21 Août 2018
Pour rejoindre Marie Neuser cet été, au bout du Cap Corse, il faut prendre une petite route qui sent bon le fenouil, la fougère, le maquis. Puis une piste. Enfin, voilà le hameau de Pastina, autrefois réservé aux ouvriers de la mine d'antimoine toute proche.Des Corses et des Italiens se mêlaient alors. Il y avait parait-il jusqu'à 1000 habitants. Aujourd'hui, seulement des ruines et deux maisons encore debout. Le père de Marie Neuser, fils de mineur, a retapé l'une d'entre elle, l'ancienne école, décor du Petit jouet mécanique. Marie Neuser est la seule à résider là, elle y vient régulièrement l'été, se ressourcer. Ces jours-ci, avec son compagnon mais aussi son ami écrivain Cédric Fabre, elle y attend, avec une certaine excitation, la sortie, cette semaine, de son cinquième roman, Délicieuse ( Fleuve Noir), qui lui a demandé quatre années d'écriture. L'histoire envoûtante de Martha, une femme trompée qui va absolument tout faire pour sauver son couple, ou comment une gentille épouse peut se transformer en guerrière. Entre deux Pietra et dans la lumière d'une journée qui s'éteint, l'agrégée d'italien se dévoile.
Est-ce que vous êtes sortie indemne de cette longue plongée douloureuse dans l'âme trahie de Martha ? Tous ces détails vous ont-ils affectés?
Il y a deux scènes où j'ai écrasé ma petite larme : lorsqu'elle voit son mari Raph quitter la maison, descendre l'escalier. Et aussi lorsqu'elle dit non à son retour. J'étais tellement dans l'empathie que, oui, ça m'a touché, j'ai pleuré comme un veau derrière mes lunettes noires. Et comme j'écris toujours au bar, en buvant mon café, je me suis suis sentie un peu bizarre. Mais c'est vrai que j'ai beaucoup creusé, je me suis mise à la place de Martha, en regardant ma vie quotidienne, ce qui me blesserait, pour aller dans tous ces petits endroits, les interstices de cette femme, pour souffrir avec elle. Elle perd tout. C'est une plongée en enfer. L'amour n'est pas un petit jeu sans conséquences. Je voulais écrire cette terreur du vide.
Vous avez toujours eu des personnages féminins intenses, mais cette fois, Martha est une Walkyrie ?
Oui. D'ailleurs à la fin elle est Hera (déesse, sœur et femme de Zeus, extrêmement jalouse) . C'est une femme qui a une croyance aveugle dans l'absolu, que l'amour ne peut être autre chose que ce qu'elle a vécu depuis vingt ans avec son mari. Elle n'a pas vu arriver les fêlures, le temps qui passe, les lassitudes, le rangement au bas d'une pile de tout ce qui concerne le sexe, elle s'est enfermée dans son rôle de compagne idéale. Et le jour où cela lui pète à la gueule, quand son mari fait une rencontre il a cette tentative de renoncement, ce coup de cœur.
Raph, c'est un homme qui a sombré dans la facilité ?
Oui. Mais je n'ai pas voulu en faire un salaud. C'est un gars qui s'est retrouvé à la croisée des chemins, ou bien continuer une vie dans laquelle il commençait à s'emmerder ou bien retrouver une passion adolescente.
Pourtant, sa maîtresse n'est pas une pin up ?
Non, cette Aline n'est pas une femme fatale, elle a une beauté naturelle, et même lorsque Martha la voit, elle se dit wouah, elle est mignonne, elle est fraîche et elle a dix ans de moins. Mais peut-être qu'elle n'a pas la grandeur d'âme de Martha.
Encore une fois, et depuis votre premier roman Je tue les enfants français, une personne dite normale déclenche une psychopathie...
C'est quelque chose qui peut arriver à tout le monde. Je lis beaucoup de textes de psychiatres criminels qui insistent pour dire que la monstruosité n'existe pas. Hannah Arendt en avait très bien parlé après les procès de Nuremberg. Daniel Zagury, psychiatre auprès des tribunaux, a beaucoup écrit sur le sujet également, répétant que 98% des meurtres sont commis par des gens comme vous et moi. Martha d'ailleurs, dans son métier d'experte psychiatrique, rencontre des détenus tout à fait communs qui ont dézingué leurs rivaux, ce sont des histoires tirées de faits divers qui ont existé. Il y a celui qui a dévoré le foie de son camarade de cellule certes. La gitane, par contre, c'est Médée. Je me suis beaucoup inspiré des mythes et notamment celui de Procné, Narcisse aussi. Parce que nous sommes tous fabriqués par ces mythes. Je me suis interrogé sur le meurtre de ses propres enfants, ce que l'on appelle le suicide altruiste ou encore le meurtre de ses propres enfants, par vengeance.
Les réseaux sociaux sont très présents dans Délicieuse. Est-ce que cela tue les couples ?
Non, ça tue tout. Pour ce que cela implique comme dédoublement de personnalité. Il y a ce narcissisme qui est tout de même assez grave chez les jeunes. Je vis dans un milieu de jeunes et je suis assez épouvantée du temps qu'ils passent sur les réseaux sociaux, avec cette mise en scène perpétuelle, ce trucage, cette invention d'avatars. On existe à travers ça. Et plus que comme ça. Et dans le fait divers du tueur de Montréal, Luka Perotta Magnotta, ce qui m'a fait effrayé c'est que son acte, il l'a fait, pour le poster sur les réseaux sociaux, pour faire un film, le balancer et exister. Ce gars avait 75 profils Facebook, avec des amis qui n'étaient que lui-même ! Pour avoir un intérêt dans sa vie, même s'il était déjà psychotique avant, il fallait qu'il passe par les réseaux sociaux. Et c'est ça qui a donné l'élan de Délicieuse. Martha se rend compte finalement que toute la vie de son mari est protégée par des codes, pour allumer l'ordi, entrer dans la messagerie, sur Facebook. Alors que quelques années auparavant il n'y avait qu'un téléphone dans la maison... c'est peut-être un peu ringard en fait de dire tout ça. Mais pourquoi tout ces codes ? D'avoir autant de choses verrouillées. C'est un système qui favorise la cachotterie et même l'adultère.
Comment appréhendez-vous cette rentrée littéraire ?
Cela me fait flipper. Je vais être noyée parmi plus de 600 nouveaux romans. On a choisi la rentrée de littérature blanche, puisque le polar c'est, généralement, la rentrée de janvier, février. Et même si Délicieuse est très noir, il sort donc fin août. Avec tout le monde. Mon diptyque Prendre Gloria, Prendre Lily, étaient parues en février, c'était moins stressant finalement. J'ai l'impression de jouer dans la cour des grands pour la première fois. Et ça fait un peu peur. J'ai conscience de ne pas caresser dans le sens du poil le lecteur habituel de polar ou de thriller parce que c'est un monologue, c'est même assez théâtral. D'un autre côté, il y a des lecteurs qui m'aiment, donc j'ai voulu me lâcher, je me suis senti assez libre.
Concernant le statut d'auteur écrivain, on n'a pas l'impression que la ministre de la culture, pourtant éditrice, vous protège bien. Il y aurait 41% d'auteurs professionnels qui vivent avec moins que le Smic...
Je ne suis pas professionnel, j'ai un métier qui me fait vivre à côté. Mais dites-vous qu'un écrivain touche en moyenne 10 ou 12% du prix de vente, soit un euro et quelque... Il faut en vendre pour en vivre ! C'est assez rare. Dans la vente d'un livre, c'est l'auteur qui est servi en dernier. Récemment, il y a eu une augmentation de la CSG des auteurs sans concertation. Et ce qui a aussi déclenché la colère c'est lorsque l'on demande aux écrivains de venir dédicacer, animer des tables rondes, tout cela sans rémunération. D'accord quand ce sont des festivals de passionnés. Mais pas pour quelque chose comme le Salon du Livre où, en plus, l'entrée est payante ! Demander à un auteur de venir tout un week-end à Paris, gratuitement, c'est un peu indécent. Et on nous ressort tout le temps, « oui, mais vous faites un métier fabuleux ». Certes, mais le frigo il faut le remplir aussi.
Tous les romans de Marie Neuser sont chroniqués sur ce blog. Délicieuse le sera dans quelques jours.