Littérature noire
14 Septembre 2018
" Des solidarités centenaires se dissolvaient dans le grand bain des forces concurrentielles. Partout, de nouveaux petits jobs ingrats, mal payés, de courbettes et d'acquiescement, se substituaient aux éreintements partagés d'autrefois. Les productions ne faisaient plus sens. On parlait de relationnel, de qualité de service, de stratégie de com, de satisfaction client. Tout était devenu petit, isolé, nébuleux, pédé dans l'âme."
Quatre ans après le dark Aux animaux la guerre, Nicolas Mathieu revient dans son Est de la France, dans ce décor de rouille industrielle, mélange de zone artisanale, zone urbanisée, rond-points improbables et petit coeur de ville. Et l'auteur revient avec la même verve aiguisée, entre amour du mot et racines populaires, un slalom de vocabulaires empruntés un peu partout, qui offre une richesse rare à Leurs enfants après eux. Qui est un grand livre, n'ayons pas peur de l'écrire. Parce que c'est donc cette vie française si peu décrite, cette existence loin de Paris, de ses banlieues mille fois couchées sur le papier, c'est même loin de Marseille, de Lyon... c'est loin quoi ! A côté de Nancy, dans une vallée, pas perdue, mais disons un peu oubliée, sinon de ses habitants. C'est pourtant aussi notre vie, que l'on soit du Sud, de Bretagne, d'Occitanie ou de la Drôme. Leurs enfants après eux, à travers quatre étés, 1992, 1994, 1996 et 1998, sautent aux yeux de chacun, piquent le nez, un peu comme lorsque l'on boit dans un soda dès qu'on l'a ouvert : c'est fort, c'est puissant mais c'est bon et sucré.
Anthony à quatorze ans, un oeil "faiblard" qui lui donne un drôle d'air. Ce n'est pas un génie mais il a bon fond. L'été, on s'ennuie à Heillange. On fume au bord du lac avec le cousin. On va piquer un canoë. Et puis on regarde les filles, leurs queues de cheval, le rebond de leurs seins, leurs jambes duveteuses. Avec Hacine, Steph, Clem, Vanessa mais aussi les parents de chacun d'entre eux, Anthony va traverser ses vacances successives, entre désirs sexuels, recherche d'un boulot et espoirs réduits d'un monde meilleur. Il va se battre, il va se saouler, il va se prendre des râteaux, il va croiser tout ce qui font la vie de cette petite villes, des pseudos caïds avec un chien à trois pattes, des ivrognes qui dorment sous la table des bars, des amis qui deviennent père si jeunes...
Leurs enfants après eux est remarquable en ce qu'il renouvelle l'idée du déterminisme social avec une grande finesse et une belle justesse. Anthony, cousin de papier du Martel de Aux animaux la guerre, est coincé : fils d'un sidérurgiste déclassé, il n'a guère d'horizon sinon l'armée. A la différence de la jolie Steph, issue des quartiers résidentiels, que les parents vont pousser vers les meilleures études.Il y a non pas une lutte des classes mais une permanence des classes. Pas de lutte, pas de combat. Ou alors oui avec Hacine. Qui a toute la conscience de sa condition de fils d'immigré, qui sait qu'il n'arrivera à rien en respectant leurs règles. Il va donc s'essayer au go fast. Mais lui aussi va être rattraper. Les fils et petits fils de l'usine, finalement, n'iront pas dans les Grandes Ecoles. L'ascenseur social, le modèle français républicain est bien en panne.
Nicolas Mathieu ne donne pas pour autant un accent sinistre à son roman. Bien au contraire, il met en avant une forme de roue de la vie, certes écrasante, mais qui offre des petites opportunités, un peu de répit. On se fait chier à Heillange certes. Pour des gens comme Steph c'est peut-être Paris la porte de sortie. Mais, au final, pas pour Hacine ou Anthony. Ils restent encore une fois coincés là. Avec leurs bières. Leurs motos.
Le deuxième roman de ce jeune auteur est d'une ambition folle et c'est totalement réussi. Il s'inscrit dans la glorieuse lignée des romans sociaux, donne à lire, dans un style précis et émouvant, une France noble dans sa solitude, une France que certains jugeront ringardes mais que l'on aime pour sa sincérité. Une France cassée par la fin de l'industrie, une France que Paris a laissé tomber sans même un regard... En refermant ce roman, on pense à ces épopées américaines qui évoquent la fin de la conquête de l'Ouest, ce monde d'aventures qui s'écroulent, les fermetures de saloon, les Colt rangés, les chevaux remplacés par les voitures.
Leurs enfants après eux est fabuleux et l'un des meilleurs textes contemporains sur notre pays. Un futur classique.
Leurs enfants après eux, ed. Actes Sud, 426 pages, 21, 80 euros