Littérature noire
31 Janvier 2019
Aux débuts des années 2000, Leonardo Padura écrivait dans Mort d'un Chinois à La Havane, "Le Conde se sentit perdu dans un monde à côté duquel il avait toujours vécu mais dont il avait été infiniment éloigné." En 2019, avec La transparence du temps, le constat est toujours d'actualité : l'ex-flic, bouquiniste, aux envies littéraires, Mario Conde se montre toujours surpris par les habitants de sa ville, déboussolé, parfois catastrophé, parfois aussi sous le charme. Le jour où son ami d'enfance Bobby le contacte, Conde, qui voit arriver avec horreur son 60e anniversaire, se remémore ce gamin homosexuel, brimé par un communisme peu ouvert sur les libertés d'aimer. Un Bobby qui avait ensuite disparu du paysage. Aujourd'hui Bobby, marchand d'art à la belle carrière, a besoin des talents de son ancien ami : un amant vient de le cambrioler en emportant une vierge de bois, la Vierge de la Regla, précieuse au-delà de toute chose pour l'ami de Conde qui a fait son entrée dans la santeria. Et comme Bobby paye très bien et que les temps ne sont pas folichons à Cuba, l'ex-policier va s'emparer de cette pelote de laine. Et commencer à tirer peu à peu. Rencontrer un premier collègue, spécialisé dans l'art, pour essayer de connaître la valeur exacte de la statue en question. Puis il va causer avec le murcielago, sorte de déchet humain, pote de l'amant de Bobby. De fil en aiguille, il va se retrouver avec son inoxydable ami le Conejo, dans une implantation, véritable camp de réfugiés pour les nouveaux habitants venus de l'Oriente, les provinces pauvres autour de Santiago. Et là, les cadavres commencent à s'accumuler, Mario Conde étant à deux doigts d'allonger la liste.
C'est un pur plaisir de retrouver la langue de Leonardo Padura, ce mélange de nostalgie, d'humour et de lucidité. Son Mario Conde est un mix de ce qui se fait de mieux en matière d'enquêteurs mais, pour tout dire, le bientôt sexagénaire a quelque chose d'unique. Il y a certes toute sa bande d'amis fidèles, le Conejo, el rojo, Manolo, sans oublier Tamara. Conde et sa tribu, ce sont des apéros sans fin au rhum ("la relation que Conde entretenait avec l'alcool était une des preuves les plus alarmantes que la sénilité le rattrapait à pas de géant"), de grandes bouffes dès qu'un peu d'argent rentre, des soirées sans fin à rire, à se rappeler les meilleurs souvenirs... Rien que ces tranches de vie valent la lecture de chaque roman de Padura, des instants suspendus de fraternité, de vies caribéennes. Et évidemment, il y a bien d'autre chose dans les livres de l'auteur havanais. Il y a ce regard désenchanté, sur une expérience politique qui a viré au fiasco. Cette fois, c'est la présence de la misère la plus extrême des implantations qui saute aux yeux de Mario Conde, des baraquements de tôle, sans eau courante, sans sécurité, en proie au pire. La défaite du castrisme, Padura la peint par petites touches, comme le sort réservé aux gays, maniant parfois l'ironie, " le processus d'approfondissement de la conscience révolutionnaire tu te souviens ?", et soudain cruel, "il ne manquait jamais de s'étonner et de s'indigner des abus qu'on leur avait fait subir dans un pays qui se targuait de liberté et d'humanisme." Et désormais Cuba c'est aussi ceux qui peuvent quitter le pays pour s'installer, le plus souvent, aux Etats-Unis, chez un enfant parti plus tôt, un parent quelconque. Quand Conde apprend que l'un de ses meilleurs amis va s'installer au Pays de l'Oncle Sam, il est plongé dans un abîme de tristesse, de questions sur les valeurs des racines...
Passionnant, profond, très drôle, La transparence du temps s'offre également, comme dans Hérétiques, un retour historique sur cette Vierge de Regla, de Tripoli à Saint Jean d'Acre et jusqu' à la Catalogne. Et là, on se dit que, vraiment, Leonardo Padura maîtrise sa narration comme peu d'auteurs. D'une parenthèse casse-gueule, il livre une aventure moyen-âgeuse au coeur de l'enquête contemporaine.
La transparence du temps (trad. Elena Zayas), ed. Métaillié, 23 euros, 430 pages.