Littérature noire
5 Mars 2019
Tucker n'a même pas 20 ans lorsqu'il rentre de la guerre de Corée. Elevé dans les dures collines du Kentucky, il retourne chez lui avec une expérience de tueur placide et un rapport tout particulier à la violence. Pas que ce soit un bagarreur mais il déteste tout simplement qu'on lui marche sur les pieds. Et puis il n'apprécie pas non plus que l'on tape une femme. Alors quand il voit cette jeune fille se faire quasi violer par un adulte, il intervient. Et sa vie est bouleversée...
Inutile d'en dire plus sur Nuits Appalaches, qui signe le retour de Chris Offutt. Pilier du rural noir qui a vu briller Larry Brown ou Daniel Woodrell et plus récemment Ron Rash, l'auteur du Kentucky livre ici une histoire âpre, lourde, une histoire de survie et d'honneur dans des collines peu hospitalières. Intelligemment, Offutt n'inflige pas un quotidien de paysan à chacune de ses pages. Non, son Tucker, qui évolue de 1954 à 1971, n'est pas du genre à planter du maïs. Le ressort c'est d'abord son association avec le bootlegger Beanhole. C'est en quelque sorte l'armature solide sur laquelle repose Nuits Appalaches, ce qui fait avancer la narration, produit une tension froide. Mais le sel de ce roman, c'est bien l'amour. Celui entre Rhonda et Tucker d'abord. Mais celui de ce dernier pour ses enfants y compris (ou surtout) ceux qui n'ont pas été touchés par la grâce de Dieu. Chris Offutt reprend ainsi complètement à rebours l'image du paysan qui rejetterait une progéniture handicapée, le lieu commun du lourdaud égoïste et un brin ivrogne. Offutt veut montrer le coeur énorme de ses semblables, lui l'auteur issu de ces mêmes vallons, il rend hommage à leur générosité, leur bienveillance aussi. Bien sûr qu'il y a de la violence, des morts par balles, par arme blanche, mais c'est toute la dualité de cette culture. A l'inverse de Jim Thompson chez qui les personnages les plus suaves cachent de terribles perversions, les héros de Offutt, ou de Lary Brown, sont des écorchés qui n'arrivent parfois à s'exprimer qu'à travers les coups. Aussi parce que le sort s'acharne un brin sur eux.
Nuits Appalaches est une sombre réussite, un roman vif, sur ses hommes amoureux de leur terre, ses hommes pétris d'affection pour leur famille, mais repoussés aux marges du monde. Sans jamais juger, avec un regard souvent tendre avec les humbles, dur pour les costumes-cravates, Chris Offutt tord les tripes de son lecteur... et ça fait vraiment du bien.
Nuits Appalaches (Country dark, trad. Anatole Pons), ed. Gallmeister, 225 pages, 21, 40 euros.