Littérature noire
25 Juin 2019
Jamais simple d'évoquer un roman d'Harry Crews. Peut-être encore un peu plus pour Le karaté est un état d'esprit. John Kaimon n'a même pas 20 ans et déjà traversé les Etats-Unis, avec son lot d'infortunes. Ce matin, sur Florida beach, il observe un groupe de karatekas à l'entraînement. La fille du groupe, ceinture marron, se dessappe totalement et passe devant ce qui semble être le groupe d'élèves. Tous font mine d'être concentrés sur leur art. Sauf une malheureuse ceinture jaune qui glisse un oeil sur le corps de la blonde. Mal lui en prend, il encaisse une râclée de première. Subjugué, John Kaimon suit le groupe, intègre cette drôle d'école de puristes, menée par Belt. Belt a eu une vie de soldat peu glorieuse qu'il s'efforce d'oublier. Comme Lazarus, autre élève, autrefois sombre commercial en assurances. La blonde, Gaye Nell Odell était, avant le kimono, reine de beauté. Désormais, ils quittent tous leur passé, leurs noms, pour devenir karatéka et rien d'autre. Le jeune vagabond est autant sous le charme de Gaye que sous l'emprise de Belt.
Evidemment que c'est du Crews. Avec ces collisions de destin (comme dans La malédiction du gitan), ces corps sublimés ou éraflés, cette narration si spéciale avec ses scènes grotesques comme celle où des vieux karatékas débutants posent, avant le cours, dans une boîte, leurs dentiers, leurs sonotones, leurs postiches... et même un oeil de verre ! Il est beaucoup question d'identité dans ce qui est le quatrième roman de Crews, paru en 1971, mais jusque-là inédit. Cette américanité on la sent dans cette fête du 4 juillet, ce concours de beauté, ces voitures en file indienne et ce concours géant de reine de beauté, sans oublier l'immense drapeau... L'auteur rend tout cela, encore une fois, grotesque. Du crâne qui pèle atrocement sous le soleil de Floride, au pull over à l'effigie de Faulkner, en passant par la leçon de karaté donnée aux trans et gays du coin, rien n'est neutre dans ce roman, Harry Crews allume des feux, avec plus ou moins de sens mais toujours cet esprit fou, cette marge du monde (oui, il y a encore un nain), cette micro société qu'il affectionne tant. Et les obsédés, les gens qui ont une lubie.
Il y a même ici les prémices furtifs de Car ("j'ai même suivi un type qui a mangé toute une Volkswagen, d'un pare-chocs à l'autre, couverture des sièges et tout").
Peut-être pas le plus simple des romans de son oeuvre, en tout cas pas celui avec lequel il faut débuter mais clairement un bouquin bien frappé.
Le karaté est un état d'esprit (Karate is a thing of the spirit, trad. Patrick Raynal), ed. Sonatine, 230 pages, 20 euros)