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The killer inside me

Littérature noire

Franck Bouysse : "je suis issu d'une lignée de paysans"

 

Né d'aucune femme a remporté quatre prix de lecteurs et dépasse les 80 000 exemplaires... comment garder la tête froide avec ce succès ?

Il y a un moyen très très simple : se recoltiner à l'écriture de suite. Dès que j'ai eu fini ce roman, avant donc son succès, j'étais reparti dans un autre livre. J'ai cette discipline de lire et d'écrire tous les jours. Tout ce qui s'est passé autour de Né d'aucune femme n'a rien changé à ça. Même quand je suis en promotion, c'est réglé : j'écris le matin, avant de partir. Et cela remet les choses en perspective. Parce que tu replonges dans le doute, tu ne sais jamais où tu vas arriver. Le doute est le même. Ou disons que j'ai confiance en ce doute, il me nourrit, il me met en tension. Et à chaque fois c'est comme si j'écrivais mon premier roman. L'écriture a quelque chose de l'absence, ce n'est pas moi qui l'ai dit. Franck Bouysse doit disparaître pour laisser la place au personne qui écrit.

Grossir le ciel (2014, La manufacture de livres) était déjà d'une rare puissance. Il y a eu aussi Glaise (2017). Pourtant c'est Né d'aucune femme qui rencontre son public. Comment l'expliquez-vous ?

Je ne sais pas. C'est la magie des livres. Peut-être que Né d'aucune femme n'aurait pas connu cette carrière s'il n'y avais pas eu Grossir le ciel. Chaque livre répond au suivant, permet de passer au suivant. Et même si c'est un livre qui se passe à un autre siècle, il percute une actualité. Je ne l'avais pas prémédité. Ensuite, il y a une identification à cette gamine, la forme du roman. Les gens ont envie de romanesque.

Comment démarre un tel roman dans votre tête ?

Chez moi chaque livre né d'une émotion. Il y a quatre ans quand j'achète cette petite maison de Corrèze où je suis né, je retourne dans la forêt de mon enfance où j'allais pêcher, chasser, ramasser les champignons, avec le monastère au milieu, celui du livre donc, des souterrains qui, me racontait ma grand-mère, servaient aux moines pour fuir pendant la Guerre de Cent Ans. A cet âge-là, je lisais Alexandre Dumas, Hugo, Dickens, donc cet environnement était un bonheur absolu. Et quand je suis revenu, j'ai eu une émotion... ce n'est pas pour rien que dans le premier chapitre il y a cet homme rattrapé par des couleurs, des odeurs. Et au même moment ressurgit un fait divers que j'avais vu il y a une vingtaine d'années, l'histoire d'un paysan qui, au 19e siècle, avait vendu ses filles à un autre paysan, juste quatre lignes, dans un recueil de faits divers de ma mère. Il y a eu une étincelle, j'ai commencé « mon nom est Rose, c'est comme ça que je m'appelle ». Je n'avais jamais écrit à la première personne, mais je savais qu'elle avait 14 ans, il fallait que je la suive, que j'écrive à sa façon. J'ai commencé l'écriture de Né d'aucune femme il y a deux ans. De manière obsessionnelle. On me dit qu'on y retrouve du Edgar Allan Poe, du Bram Stocker, du Dumas, mais c'est inconscient bien sûr et comme disait le grand William « les écrivains sont des pilleurs ».

D'où est venue cette volonté d'intégrer les dialogues dans le texte ?

C'est un énorme travail les dialogues, c'est ce que je travaille le plus. On en fait toujours trop. Personnellement, pour les dialogues, je m'enregistre. Et j'écoute. L'oreille ça ne ment jamais. Et il y a toujours un gros tiers de dialogues qui saute dans la version finale, parce qu'un dialogue ne doit pas dire, ça doit parler. Et Rose ne pouvait pas s'exprimer différemment, c'est sa façon de parler, elle ne connaît pas le point d'interrogation. Dans mon prochain livre, je ne veux pas de tirets. Cela n'a aucun intérêt. Pourquoi prendre ces précautions ? Le lecteur est intelligent, il va se débrouiller, pas besoin de lui mâcher le travail.

C'est donc l'écriture qui sauve votre personnage de Rose ?

Oui, c'est l'art et l'écriture, une forme de rédemption. Mais c'est au-delà, puisqu'elle crée sa propre musique, en entendant des mots parfois, avec un sens un peu bancal, mêlant les dialogues au texte. Cette trace qu'elle veut laisser la sauve.

Vous habitez la Corrèze. On peut donc mener sa carrière d'écrivain loin de Paris ?

Je ne pourrais pas habiter Paris. Je me dessèche et je meurs. C'est impossible. Je vis dans un hameau, au nord de Brive, je suis tout seul, ma mère est à côté. Mon monde, celui qui a pétri mon imaginaire, je le transporte avec moi, tout mes souvenirs d'enfance, je les pétris et ils sont avec moi. Je suis imprégné de ça pour toujours. Je suis issu d'une longue lignée de paysans du côté de ma mère et de meuniers-boulangers du côté de mon père. Aujourd'hui je fais mon potager, depuis peu j'ai des ruches, des volailles, j'ai rénové un four à pain (il montre des images des dernières fournées) en utilisant les ustensiles de mon oncle. On tue encore le cochon !

Votre ruralité n'est pas celle du paradis perdu. Pourquoi est-ce si dur à vivre ?

Le temps ne s'écoule pas comme ailleurs. Pas horizontalement mais verticalement. Les générations précédentes étouffent celles qui arrivent, elles les empêchent, par les traditions, l'impossibilité à transmettre le bien. Les vieux transmettent la ferme sur leur lit de mort et c'est toujours comme ça. Donc pas d'émotions. Et les mots ! Il y a une difficulté à dire les choses, c'est pour ça qu'il y a autant de secrets, autant de mensonges. Je viens de cela. Et c'est sans doute pour ça que j'écris des bouquins : j'écris ce que je ne suis pas capable de dire. La désespérance est un peu là.

Gros lecteur, quels sont vos livres de chevet actuellement ?

Je lis moins de contemporain. Je viens de finir L'homme qui rit, de Victor Hugo. Il écrit, « la femme nue c'est la femme armée ». Immense. Je lis aussi un documentaire, paru chez Sonatine, Un long silence, de Mika Gilmore, frère de ce célèbre condamné à mort dans les années 60, qui avait tué des Mormons. C'est passionnant. Je relis Cormac McCarthy, Shakespeare, Faulkner notamment : trois fois Lumière d'août, trois fois Le bruit et la fureur, deux fois Absalon Absalon... là je vais relire Tandis que j'agonise. J'aime chez lui, les thèmes de l'impossible héritage, du sang, quand il écrit des personnages ambigus, dont on ignore s'ils sont blancs ou noirs... sacré bonhomme.

Après ce succès, vous allez être sollicité par des éditeurs, comme le gérer ?

Cela a déjà commencé. Ma position est simple : je n'ai pas fini le prochain livre. Donc on ne peut pas discuter. Et le premier avec qui je discuterai, ce sera Pierre (Fourniaud, de La manufacture de livres, son éditeur historique). La première question, ce sera, qu'est ce que tu me proposes ? Et on verra bien s'il aime le livre, ça peut arriver qu'il ne l'aime pas.

 

@photo Pierre Demarty

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T
Merci pour l'interview ! J'adore cet auteur, ses livres qui parlent de ruralité où je retrouve aussi une partie de mes souvenirs d'enfance (grossir le ciel).<br /> <br /> Né d'aucune femme a une puissance qu'on ne s'attend pas au départ.
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