Littérature noire
29 Août 2019
"Je ne me construis aucun souvenir, je ne serai pas différent dans vingt ans, ni même le jour où je mourrai. Rien ne changera ce jour-là, pour personne." Déprime, ennui, malchance, mauvais traitements... et pour tout dire, vie de merde, sont les ingrédients hautement corrosifs des Yeux fumés, roman de la banlieue et même roman de la cité. La cité qui empoisonne, la cité qui emmure.
A travers son personnage de Philippe, 20 ans, sans diplôme, sans emploi, l'auteur dresse une image de l'urbanité qui s'écarte un brin des clichés. Pas de rappeur extraverti, pas de kalachnikov, d'incendies de véhicules, ici, on est dans un quotidien gris et une sorte de spirale descendante. D'abord parce que Philippe se fait petit à petit virer de chez lui par une mère ogresse qui ne jure que par le grand-frère, employé de garage. Qui a réussi, lui. Et puis Philippe, garçon oublié, sent son coeur palpiter pour la fille que drague son pote Bruno. Mais là aussi c'est une impasse. Alors il a beau finir par trouver un job de manutentionnaire, son horizon n'est pas plus reluisant. Même si Anne, fille ronde et obstinée, s'amourache de lui, Philippe prend conscience de sa vie pourrie...
Les yeux fumés surprend le lecteur par sa narration en deux parties distinctes, presque deux nouvelles. Cela ne suffit pas pour se détourner de cette prose dure et réaliste, qui n'est pas un témoignage mais une fiction noire, d'une belle intensité, dans la répétition de ce quotidien, ces bières englouties, ces caves squattées, ces appartements partagés, ces bricoles volées. Le peu d'humanité que Philippe trouve, il est chez une amie qui lui offre quelques caresses. Ou chez ce vieux monsieur qui le ramasse dans la rue. Symbole d'une société qui exclue, sans ménagement. Ou l'Etat providence est donc bel et bien un concept antédiluvien. Pour sortir de ce monde, il y a certes les histoires de Bruno, mythomane ou pas ?, qui a traversé les océans. Et Mike, autre pote, tout aussi déglingué. De toute façon, tout espoir est voué à se fracasser sur la dalle du quartier, sur le béton omniprésent, "les immeubles, ici, poussent aussi vite que les gosses."
Il faut répéter à quel point Nathalie Sauvagnac sort des clichés de la cité criminelle, tout comme le cliché inverse de la cité, source d'une incroyable énergie. Non, là c'est la mouise, une existence sans relief, sans intérêt, sans perspective.
Surprenant et très efficace roman, Les yeux fumés est une réussite.
Les yeux fumés, ed. Le Masque, 204 pages, 19 euros.