Littérature noire
9 Septembre 2019
Comment se construit un être humain ? Comment sort-on de l'enfance pour affronter le (dur) monde des adultes ? Brian Oswald, 17 ans, vit dans une banlieue sud de Chicago au début des années 90. Middle class par excellence, il n'est ni beau, ni laid, surtout pas sportif. Plutôt porté sur la musique, le hard rock, le métal. Pour lui Sweet child o'mine, des Guns n' Roses, reste la plus belle chanson du monde. Son entourage se résume à un père qui vit désormais sur un canapé au sous-sol, une mère invisible, un grand frère et une petite soeur inexistants. Mais il a cette amie incroyable : Gretchen, punkette bagarreuse aux cheveux rose, un peu ronde certes mais tellement sexy. A chaque sortie de cours, elle attend son pote dans sa Ford Escort usée, et Brian, un peu souffre-douleur quand même, écoute, lorsque l'auto radio veut bien, les Ramones, les Misfits, les Clash, Social Distortion... la play list punk rock de cette fille qui ne rêve que de se faire renverser par Tony, un sinistre crétin du lycée, antithèse de leurs valeurs rebelles et anticonformistes. C'est ce que va comprendre Brian : on ne fait pas ce que l'on veut de son coeur. Son amour transi pour Gretchen, il va mettre un mouchoir dessus. Pour grandir, pour soigner sa déception aussi, Brian va se lier avec Mike, séducteur cool et rock'n'roll. Premières filles et un dépucelage plus tard, la musique reste au coeur du monde de Brian, bien plus que les études qui l'ennuient divinement. Il va de plus en plus écouter de punk, adhérer aux paroles, s'identifier au mouvement en se rasant d'abord la tête, porter un tee shirt des Misfits, rencontre un autre outsider, Nick, qui va l'initier au skate. Et voilà qu'il pénètre une communauté fraternelle, riche de contrastes. Une famille qu'il n'avait pas. Dans cette banlieue soumise aux tensions raciales, cette Amérique de côté, Brian va se forger son identité.
La crête des damnés (après les excellents Le blues de la harpie et Prodiges et miracles), écrit à la première personne, dévoile une nouvelle facette de Joe Meno : l'auteur s'intéresse en effet depuis le départ à la marge, aux personnes décalées. Et sa biographie révèle qu'il est un collaborateur régulier de Punk Planet. Mais on ne pensait pas trouver un Joe Meno aussi sensible, aussi touchant dans ses descriptions de l'adolescence. Pete Fromm avait réussi ce difficile exercice avec Lucy in the sky. Mais Joe Meno recréé ce monde des années 90 avec une certaine tendresse, notamment dans l'importance de la musique (et des films d'horreur) pour la construction des jeunes hommes de cette époque. Car heureusement tout le monde n'écoutait pas U2 ou Madonna ! Imaginons deux secondes la catastrophe. Non, la richesse de la scène punk et hardcore proposait (et propose toujours) une vraie alternative à la musique prédigérée, ce cheval de Troie de la société de consommation, uniformisation des esprits, des comportements. Les Misfits chantaient Die, die, die my darling, Social Distortion hurlait I want what I want et c'était bon. Joe Meno raconte avec délicatesse autant les amours, que les émotions à l'écoute d'un simple morceau, la recherche d'un import, mais aussi les bastons entre lycées, la rudesse du mouvement straight edge (no drugs, no alcool, no sex... des vegans, mais qui bastonnaient !). Combien de fois, dans notre adolescence qui a duré plus ou moins longtemps, avons-nous entendu un titre, une chanson, lu les paroles et dit "ouais, c'est exactement comme ça la vie. Il sait de quoi il parle ce groupe. Et moi, je pense la même chose." Cet espèce de lien insaisissable, qui dure à travers le temps, entre une oeuvre, écrite à Los Angeles, Boston, New-York, Londres, et le fan, en France, aux Etats-Unis ou au Japon.
La crête des damnés est un roman d'initiation sans aucun doute. Un roman d'une époque aussi. "Donc, j'aimerais pouvoir dire que j'ys suis pas allé, au bal. J'aimerais pouvoir dire que j'ai fait genre : "j'encule cette putain d'institution américaine raciste ". Merde, j'aimerais pouvoir dire que j'y ai emmené Gretchen même. Mais non. Parce que j'étais un ado idiot et que tout ce que je vouais, c'était m'intégrer, ou au moins avoir l'air de m'intégrer - ce qui, avec le recul, est probablement le truc les plus débile et à la fois le truc le plus basique dont tout le monde a besoin." C'est aussi le constat qu'une contre-culture est toujours possible et souhaitable. Brian passe, par exemple, des Guns n' Roses, groupe dominant le monde à ce moment-là, à Minor Threat, phare de l'underground. C'est donc un roman sur la formidable énergie de la jeunesse, sa capacité à bousculer l'ordre établi, à dire non. Cette jeunesse qui, non, ne va pas toujours bien, même si elle est white anglo saxon protestant.
Un putain de bon livre donc, très rock'n'roll, un livre rare qui renvoie, c'est vrai, au Alphabet city d'Eleanor Henderson, plus hardcore et plus sombre toutefois. La crête des damnés n'enchantera pas que les fans de Doc Martens, c'est un authentique roman sur l'Amérique, pas celle que l'on lit tout le temps et c'est tout le mérite de Joe Meno, grand artisan d'une belle mélancolie, observateur fin des failles de l'humain.
La crête des damnés (Hairstyle of the damned, trad. Estelle Flory), ed. Agullo, 352 pages, 22 euros