Littérature noire
3 Septembre 2019
Une fable moderne. Voilà l'ambition de Seth Greenland avec Mécanique de la chute, roman imposant, les deux pieds dans son siècle, croisant les études politiques, sociologiques, sociales et même sportives. Rien de pédant toutefois puisque l'auteur, grand artisan de l'ironie et de la critique de ses semblables, possède un art subtil de la narration, quelque chose d'à la fois très vivant, avec ce léger recul sur l'histoire. Et sans doute que Seth Greenland vient d'offrir là son oeuvre la plus aboutie, la plus personnelle.
Harold Jay Gladstone est un des princes de New-York. La cinquantaine flamboyante, il est la troisième génération de bâtisseurs, magnat de l'immobilier, libéral dans ses idées, attaché à sa religion juive, sans en faire trop, propriétaire d'un club de basket de la puissante NBA. Pour tout dire, c'est un homme "fabuleusement riche", au bras d'une seconde épouse, cela va sans dire, magnifique. Ne serait-ce sa fille, marquée à l'ultra-gauche, homosexuelle (encore qu'il soit très ouvert sur ce sujet), Jay Gladstone n'a que des raisons de se réjouir : il a un magnifique projet d'immeuble grandiose qui marquera l'histoire de New-York, son équipe peut se qualifier pour les play-offs, le chantier immobilier en Afrique du Sud avance bien, ses dons faramineux font de lui un personnage envié et il rêve même d'un Barack Obama, en route vers son second mandat, l'envoyant comme ambassadeur en Allemagne. Que demander de plus ? Il a travaillé pour ça, il a toujours été réglo, payé ses impôts et ses salariés rubis sur ongle.
Et puis voilà, le premier grain de sable : sa femme voudrait bien un enfant. OK le contrat de mariage stipulait bien, pas d'enfant. Mais c'était il y a longtemps... De toute façon il ne se sent pas en âge de retourner dans les couches. C'est égoïste ? Deuxième petit soucis, son cousin Franklin, en charge du développement en Asie, semble masquer les comptes, falsifier quelques lignes. Ce cousin qui a toujours, secrètement, jalousé la réussite de Jay. Enfin, voilà D'Angelo Maxwell, la star de son équipe, un black qui fait tourner en bourrique les défenses adverses, une star auprès de millions d'Américains, qui réclame un peu plus pour la prochaine saison. Des tracas qui semblent insignifiants mais comme les symptômes de quelque chose de plus énorme. Dans l'ombre, une procureure cherche justement une bonne affaire pour lancer sa future carrière politique.
Mécanique de la chute est un condensé de vie américaine, de la réussite des premiers immigrants à celle des stars du sport professionnel, en passant par les tensions raciales, tellement complexes, la récupération religieuse des extrêmistes musulmans, ce politiquement correct tellement usé et la terreur de tous : les réseaux sociaux.
Passionnant de bout en bout, Mécanique de la chute est-il un livre sur la fin des illusions ? "La gauche américaine est morte " dit notamment l'un des jeunes ami d'Aviva, la fille de Jay Gladstone. C'est en tout cas un roman sur la fin des convictions, des certitudes. Jay Gladstone pensait que faire le bien autour de lui suffirait à le protéger des mauvais coups, mettre sa foi dans les bonnes actions, mixer cette attitude avec un capitalisme ardent, serait son passeport pour une deuxième partie de vie éclatante. Non, trois fois non. Au XXIe siècle, une réputation se détruit en quelques heures, quelques tweets, quelques vidéos bien (ou mal) placées. L'argent, c'est une partie de la morale, ne peut pas tout arranger même quand on est dans son droit le plus absolu. Face à la foule haineuse, avide de se payer un riche, juif de surcroît, comment on s'en sort ?
Mécanique de la chute rejoint indirectement les réflexions récentes de Brett Easton Ellis, dans White, sur cette volonté de la société de détruire ce qu'elle a aimé quelques temps avant, cet appétit pour le conflit, le lynchage, la violence finalement. Pour Seth Greenland, il est clair que le monde occidental vit une révolution des opinions publiques, des relations aux puissants. Des garde fous ont sauté, plus personne, encore moins un homme publique, n'est à l'abri.
Un roman prodigieux, au sens où il incarne au mieux, l'atmosphère actuelle (on ne va pas citer tous les politiques, hommes du cinéma, du sport poursuivis ces 24 derniers mois !). Prodigieux aussi parce que l'auteur tricote tout cela avec maestria, c'est d'une fine modernité, c'est extrêmement riche aussi sur les femmes aux Etats-Unis... bref, un roman qui marque de son empreinte cette rentrée.
Mécanique de la chute (The hazards of good fortune, trad. Jean Esch), ed. Liana Levi, 667 pages, 24 euros