Littérature noire
24 Septembre 2019
On espérait un livre comme celui-ci depuis quelques temps. Un grand roman sur les tensions religieuses aux Etats-Unis, ce recul des droits des femmes à garder le contrôle de leurs corps. Car c'est aussi l'actualité des Etats-Unis, cette montée en puissance des églises évangélistes, baptistes, opposées frontalement à l'avortement. Une religion pour les plus démunis, une religion simpliste qui gagne du terrain, en Alabama par exemple, en Géorgie... Une statistique révélait ce mois-ci qu'entre 2014 et 2017 les interruptions volontaires de grossesse avaient chuté de 7% en Amérique. Peut-être est-ce lié à une meilleure contraception ? Ou à un accès plus difficile aux cliniques qui pratiquent les avortements. Un livre de martyrs américains s'articule d'abord autour de deux personnages, les deux martyrs du titre, issus bien sûr de camps opposés. Il y a le docteur Gus Voorhes, fervent libéral, attaché viscéralement aux droits des femmes, qui connaît désormais les risques de son métier, surtout dans le Midwest, en Ohio. Surtout depuis que des listes de médecins-avorteurs à abattre (!) circule sur internet. Un homme bon qui rappelle à son fils, sa fille : "ne pas savoir n'est pas une vertu, ne pas savoir peut vous coûter la vie.N'oubliez pas les enfants : le bonheur n'est pas dans l'ignorance." Le deuxième martyr, c'est donc Luther Amos Dunphy, couvreur, charpentier de son état, père de cinq enfants dont un, frappé de trisomie, est mort dans un accident de voiture alors que lui-même était au volant. Luther, homme fruste, fréquente assidûment l'église de Jésus de Saint-Paul et son pasteur Dennis, en croisade contre l'avortement, ce qu'il appelle "le massacre des innocents". Presque naturellement, Luther va, un matin, charger son fusil pour abattre, devant la clinique, le docteur Voorhes et son chauffeur... puis se faire prisonnier, sans jamais renier son geste.
C'est bien l'extrême talent de Joyce Carol Oates, conteuse unique, de ne jamais prendre vraiment parti. Même si, depuis longtemps, on connaît ses idées, elle se garde de juger, de charger le taiseux Dunphy, qui, en quelque sorte, est une victime de cette société, le mouton d'une religion assassine. Oates sait d'ailleurs aussi être critique avec Voorhes et son aveuglement, cette sorte de suicide inconscient qui le voit prendre des risques incroyables. Un docteur qui fait passer son devoir auprès de ces femmes dans le besoin, avant même sa famille. Avec délicatesse, et minutie, l'auteure va suivre les pas des deux hommes, avant l'assassinat. Puis rapidement s'installer dans l'après. C'est-à-dire, le procès par exemple et ce moment hallucinant d'un ancien prêtre catholique à la barre, tâchant d'expliquer l'inexplicable, "je n'avais pas le sentiment - je n'ai pas le sentiment - que l'église catholique s'engage suffisamment contre l'avortement - l'infanticide légalisé - aux Etats-Unis". Aussi pénible soit-il ce moment judiciaire est criant de vérité. Puis il y a cette insoutenable scène d'injection létale dans le couloir de la mort, où le lecteur apprend que les médecins et infirmières du pays refusent d'assister l'administration pénitentiaire dans ces exécutions, alors réalisées par le personnel des prisons... Presque détachée mais sans oublier les détails, Joyce Carol Oates offre une vision terrible de l'Amérique, en prise avec un obscurantisme, une crétinerie sanguinaire. En prise aussi avec des contradictions insolubles quand les pourfendeurs de l'avortement sont les mêmes qui défendent cette peine de mort, qui attend l'un de leurs martyrs... Le roman va jusqu'au bout de ce combat qui est celui de la démocratie, de la liberté des femmes. Sans bannière, ni slogan, elle démonte les religieux, l'absence d'Etat, la folie de ses concitoyens (cette scène dans les poubelles de la clinique...). C'est puissant, bouleversant. Et ce n'est pas tout.
Car, en bonne séance de psychologie collective, Un livre de martyrs américains mesure l'impact de l'assassinat dans les deux familles, il y a le tremblement de terre et ses répliques. Et là, Oates va s'attacher à suivre les parcours des deux épouses certes, mais surtout celui des deux filles. Dawn, celle de Dunphy et Naomie, celle du docteur. Et là encore, Oates dresse des portraits touchants, sensibles, au plus près des corps et des âmes de ces jeunes filles bien sûr perdues et qui se cherchent un avenir, sans leurs pères mais sans leurs mères aussi, tombées dans une sorte de vortex, soit religieux, soit dépressif. La complexité des liens familiaux, toujours. Le parcours de Dawn Dunphy dans le monde de la boxe professionnelle est merveilleux, rappelant aussi que l'auteur a longtemps fréquenté les galas du Noble Art aux côtés de son père. Rien n'est doré dans ce roman, pour personne. Pas même pour ceux issu d'un milieu plus favorisé, les névroses explosent, les manques s'affichent et déchirent.
Le lecteur a dans les mains un très grand roman, à la narration époustouflante, capable de piquer au vif pendant plus de huit cent pages. On ne sait pas si, comme le dit le Washington Post, c'est "le livre le plus important de Oates". En tout cas c'est un livre politique, engagé, pas féministe mais pour les femmes et les hommes, un livre qui raconte le monde et un pays très malade. Alors oui, c'est peut-être le genre de romans qui fait un Nobel. On verra début novembre.
Un livre de martyrs américains (A book of american martyrs, trad. Claude Seban), ed. Philippe Rey, 862 pages, 25 euros