Littérature noire
18 Novembre 2019
L'éblouissant Philip Kerr nous manque. Après Bleu de Prusse, l'an dernier, voici une nouvelle aventure de Bernie Gunher, L'offrande grecque, parue peu avant sa mort. Aux fans, aux amateurs, il ne restera plus qu'à attendre son ultime oeuvre, Metropolis.
Mais goûtons d'abord à ce cocktail athénien, ce petit numéro de narration qui voit Bernie Gunther, planqué sous un faux nom, travailler à la morgue d'un hôpital de Munich. On est en 1957 et les cendres de la guerre ne sont pas complètement froides. L'ancien policier berlinois est reconnu par un flic, évidemment peu honnête. Embrouille, flingages, retournement de situation et en remerciement voilà Bernie embauché par une prestigieuse compagnie d'assurance. Il fait vite ses preuves, l'homme n'ayant rien perdu de ses talents de limier. Et pour récompense, il se voit confier une enquête pour indemnisation, après le naufrage d'un navire au large du Pirée. Or, en Grèce, la présence allemande est loin d'avoir été oubliée. Surtout à Salonique où 60 000 juifs ont été déportés. Cette histoire de naufrage, de mission archéologique, ne tient pas bien la route. D'ailleurs Bernie retrouve le capitaine avec deux balles dans chaque oeil. Le commissaire du coin le soupçonne, avant de lui révéler que ce type d'assassinat est la marque d'un ancien SS, Alois Brunner. La traque commence, avec l'aide d'un Grec obèse et un peu couard, mais surtout une Elli époustouflante. Il y a le contexte d'après-guerre, l'or des juifs à retrouver, mais c'est aussi la construction de la CEE et l'Allemagne négocie la clémence envers les nazis à coups de millions de marks...
Petit bijou de construction, L'offrande grecque est aussi un vrai roman d'histoire, parfois très contemporaine. Car si l'immonde Alois Brunner a effectivement existé, comme l'autre personnage Max Merten, lorsque Philip Kerr écrit ce roman en 2017, il pense aussi à cette Grèce d'aujourd'hui, celle aux prises avec le dogme économique européen. Et cela donne des moments d'une rare cruauté, ainsi lorsque le directeur des assurances lance : "la réalité, c'est que dès qu'il est question d'argent - le nôtre, en l'occurrence - on ne peut pas se fier aux Grecs. Ces baiseurs de chèvres sont certainement la race la plus dépensière d'Europe. Le mensonge et la malhonnêteté sont enracinés en eux." Et Kerr va encore plus loin, lorsqu'il confronte le roublard Max Merten à la machine européenne : "grâce à la CEE, l'Allemagne va accomplir son destin de maître incontesté de l'Europe. Il faut rendre hommage au Vieux (Adenauer). Il a réussi ce que Hitler n'aurait jamais pu faire. Dans cinquante ans, la France et l'Angleterre nous demanderont la permission pour aller aux toilettes..." Oui, il y a une fine dose de politique, quelques saillies bienvenues, au coeur d'un vrai récit noir, avec ce Gunther, toujours aussi paumé, courageux mais vieillissant, s'amusant de sa libido fanée, de son corps fatigué, passager de la grande Histoire, témoin lucide et cynique parfois. L'humour british et le talent de conteur de Philip Kerr font de cette Offrande Grecque l'un des meilleurs polars de cette rentrée.
L'offrande grecque (Greeks bearing gifts, trad. Jean Esch), ed. Seuil, 473 pages, 22,50 euros