Littérature noire
13 Novembre 2019
Deux livres inédits de Harry Crews en 2019 ! Un roman en juin, Le karaté est un état d'esprit (Sonatine) et maintenant ce recueil d'articles, Péquenots (Finitude), paru en 79 aux Etats-Unis. Pas à dire, le lecteur est gâté. Le signe peut-être que l'auteur de Car gagne de plus en plus d'admirateurs dans l'hexagone, son aura vénéneuse contaminant chaque jour de nouveaux adeptes. Et avec Péquenots, c'est à la fois un autre pan de son talent, de sa personnalité et les mêmes obsessions. Seize articles (Descente à Valdez déjà publié chez Allia n'y est évidemment pas), écrits à la fois pour Esquire et Playboy dans la deuxième moitié des années 70, soit la grande époque du journalisme gonzo, tout autant reportage que regard subjectif, saupoudré de substances diverses (ici, essentiellement de la vodka).
Si c'est une facette différente d'Harry Crews, c'est parce que l'homme se met librement en scène, parle à la première personne et se dévoile avec honnêteté. D'abord dans ce premier article, mais est-ce que c'en est bien un ?: La plus douce façon de trancher : la vasectomie. C'est drôle, caustique mais cela en dit aussi long sur les Américains et leur façon d'imaginer la procréation. Comme en témoigne cette discussion avec le chirurgien : « -Monsieur Crews, détestez vous les enfants ? - J'adore les enfants. Il se trouve simplement que deux me semble un nombre suffisant. - Et s'il leur arrive quelque chose, s'ils meurent, que se passera-t-il ? - Eh bien, j'aurai eu deux enfants. Je pense que c'est mon lot. Et puis je pourrais en adopter. » Le reste des articles relèvent bien plus du journalisme et de la pénétration de l'âme américaine, de sa psyché. Notamment avec LL Bean a tout compris à l'Amérique, reportage sur un magasin mythique qui vend des fringues de chasse à des types qui ne chassent pas forcément mais qui viennent de tout le pays pour s'habiller là. Et Crews qui se refusent de juger, bien au contraire, il sent au fond de lui qu'il fait partie, d'une certaine façon, de la même communauté. Autre grand moment de Péquenots, Mardi soir avec Cody, Jimbo et un poisson : une histoire de bar mais aussi de défis dingues entre amis, avec cet amour déclaré pour les débits de boissons, « aussi avais-je cherché l'établissement de Mac comme certains hommes peuvent chercher l'épouse qu'il leur faut ou l'église qu'il leur faut. Il ne s'agit pas de blasphémer, mais j'ai appris il y a longtemps que pour nombre d'entre nous, l'endroit où l'on boit est plus important que ce que l'on boit... »
Côté reportages plus précis, avec un sujet dira-t-on, il faut noter ces instants de tournage avec Charles Bronson, un article qui fonctionne en miroir, où Crews se pose des questions sur lui-même à force d'en poser à l'acteur du Justicier dans la ville. Un vrai putain d'article comme on en lit très, très rarement. Mais c'est aussi l'auteur que l'on reconnaît, avec sa fascination pour les corps, qu'ils soient musclés ou fracassés. Comme dans Forain, autre superbe immersion dans un milieu notoirement verrouillé, mais rempli de ce monde grotesque qu'il affectionne tant : « la dame avait une barbe pas tout à fait aussi épaisse que la mienne, mais de spet ou huit centimètres de long, et très noire. L'homme avait la figure en bec-de-lièvre. »
Péquenots, par sa structure, est le genre de livres que l'on se plaît à reprendre pour relire une phrase, un passage entier, tant c'est fort, puissant, vrai. Sur seize articles, il y en a peut-être un ou deux un brin en dessous, le reste c'est de la bombe, du très bon Harry Crews, perché, dingo mais littéraire, possédé. A signaler, la belle traduction de Nicolas Richard et le soin des éditions Finitude pour faire un beau livre.
Péquenots (Blood and grits, trad. Nicolas Richard), ed. Finitude, 305 pages, 23 euros.