27 Décembre 2019
Formidable décor d'anti-carte postale, des hommes et des femmes pris au piège de leurs dépendances (argent, pouvoir, sexe...), une ambiance de trou du cul du monde façon Thompson et une belle langue, une écriture originale, sensible, mélancolique. Ce que la mort nous laisse, de Jordi Ledesma est la très bonne surprise de cette fin d'année.
Dans ce petit port de Catalogne, comme ailleurs dans ces villages touristiques du même calibre, tout le monde se connait, se jauge et attend l'été pour sortir de son quotidien. La province espagnole, façon parvenus : " ces propriétaires d'hôtels, de restaurants, de bateaux et de magasins étaient des fils de pêcheurs, ni plus ni moins. Avant, il n'y avait que ça ici. Puis le tourisme leur en a mis plein les poches, il en a fait des lèches-culs des larbins, pour propriétaires de voiliers, des serviteurs de bronzage, des esclaves..." La dimension socio-économique est capitale dans ce roman. Sans être pesante.
Cette année-là, au milieu des années 90, le narrateur se souvient de Lucia, plus âgée que lui, une "bombe", mariée au commandant de la gendarmerie, dit le Crocodile Tout le monde mangeait des yeux cette Lucia qui n'en laissait rien paraître, fidèle et heureuse en couple. Même lorsque cette espèce d'étalon bourgeois tente de la séduire, elle met un point d'honneur à ne pas céder à ses pulsions. Inversement, son époux cède volontiers à la corruption et se sucre sur tous les trafics du coin, notamment sur la cocaïne. Les jumeaux, qui lui fournissent un train de vie confortable, ont fait la bêtise de buter un mec du coin ? Le Crocodile va faire ce qu'il faut pour éloigner les soupçons. Mais jusqu'à quand ? Dans le petit monde des trafiquants, la violence couve. Et le narrateur, alors ado, tente de se faire une place dans le coeur des filles, entre deux bières et un joint.
Ce que la mort nous laisse possède des qualités rares de narration. Voire de cinématographie. Notamment dans cette première scène façon travelling qui amène le lecteur d'un personnage à un autre, avec force détails, anecdotes. Jordi Ledesma va ainsi dérouler l'album de son village,, une quinzaine de personnages plus ou moins sympathiques, plus ou moins dangereux. Mais son coup de génie c'est ainsi d'utiliser le passé, l'imparfait et, d'un coup de se mettre au futur pour évoquer la fin tragique de certains, certaines. Fataliste, noir, implacable, Cassandre d'un monde pourri : "elle aurait des problèmes et se prostituerait. Son corps serait découvert quelques années plus tard dans une benne à ordures, mutilés et en partie calcinés". Ce n'est pas un gimmick, l'auteur n'en abuse pas mais cela laisse une trace, une gêne. Et c'est bien de cela dont il s'agit dans ce roman. Car l'intrigue n'est encore une fois pas primordiale, ni même centrale, c'est plus de cette société dont parle Ledesma, noyée par l'argent du tourisme, l'argent de la came. C'est intelligent, puissant, très stylé.
Ce que la mort nous laisse (Lo que nos queda de la muerte, trad. Margot Nguyen Beraut), ed. Asphalte, 195 page,s 20 euros.