Littérature noire
4 Décembre 2019
Grand roman américain. Grand roman tout simplement. Avec quelque chose qui relève du texte fondateur, iconique. Le gang de la clef à molette, d'Edward Abbey, c'est, en 1975 (date de parution) l'éco-terrorisme façon pieds-nickelés mais avec un amour de la terre indescriptible, trois hommes, une femme, amis, amants qui sillonnent l'Arizona et l'Utah pour détruire, démonter, incendier, des engins de chantiers, des voies ferrées, des conduites de charbon qui fracassent le paysage, leur paysage. Il y a Seldom Smith, guide touristique sur le fleuve Colorado; il y a Doc, médecin quinquagénaire qui met le feux aux panneaux publicitaires; et puis Bonnie, sa jeune infirmière et amante; enfin, George Hayduke, tout juste revenu du VietNam, moitié clochard, moitié ours, qui compte les distances entre deux points en nombre de pack de six bières ! Tous les quatre sont des défenseurs de la Nature, tout bonnement, avec leurs excès, leurs libertés avec la loi et un joli sens du sabotage. Pour eux, la beauté du site prédomine sur tout et bien évidemment sur l'appétit des grandes compagnies. "C'était la quarante-cinquième descente du Grand Canyon pour Smith, et autant qu'il put en juger, son plaisir n'était en rien rassis par la répétition. Mais il fallait bien dire qu'aucune descente n'était jamais vraiment la même. Le fleuve, le canyon, l'univers du désert n'arrêtait pas de changer, d'un instant à l'autre, d'un miracle à l'autre, sans jamais outrepasser la solide réalité de notre mère la terre."
Le quatuor, d'abord maladroit, pas forcément d'accord sur les méthodes, va s'en prendre à toute une armada d'énormes engins de chantier, mettre du sable dans les carbus, du sirop dans les réservoirs d'essence, sectionner les durites... Mais le rêve, le grand fantasme, c'est de faire sauter ce barrage qui a englouti Glen Canyon dans les années 50. Bien sûr les activités, certes nobles de ces anarchistes, n'en demeurent pas moins fort répréhensibles. Et une sorte de police locale, à moitié milice, va les traquer sur les plateaux, dans les arroyos.
Le gang de la clef à molette est du pur génie. Par sa narration, tendue, avec quelques moments de romance féroce. Par son humour. Par la qualité des détails des scènes de destruction où Edward Abbey explique doctement quel type de bulldozer, avec quel moteur, est ainsi rendu inutilisable. Et puis il y a tout le côté politique du livre, frondeur,
audacieux, clairement dans la contre-culture. D'ailleurs d'après plusieurs articles, il s'en sera vendu péniblement 5000 exemplaires de la première édition aux Etats-Unis. La vraie médiatisation du Gang de la clef à molette arrive en 1985 lorsque l'éditeur Ken Sanders demande l'autorisation de célébrer les dix ans du roman avec une édition agrémentée de dessins de Robert Crumb, autre pape de la contre-culture. Abbey hésite d'abord en voyant le portrait que fait Crumb de son personnage de Bonnie. Puis il se laisse convaincre, surtout que dans la nécessité, intervenant en université, il a besoin d'argent. Et le 24 mars 1985, à Moab (Utah), à proximité des lieux où se déroule le roman, Sanders réunit les deux hommes mais aussi des journalistes par douzaine pour le lancement de cette nouvelle édition et une grande séance de dédicaces au cours de laquelle une jeune femme se fera dédicacer un tee shirt à l'effigie du Gang !... Quatre ans plus tard, Edward Abbey s'éteignait à l'âge de 62 ans, enterré dans le plus grand mystère, au coeur du désert de Sonora. Si c'est pas du mythe.
Roman d'une puissante actualité, fable sur l'engagement écologique, critique sans fard du capitalisme destructeur, Le gang de la clef à molette avec ses illustrations de Robert Crumb est un objet littéraire unique, d'une beauté transcendante. On peut donc saluer cette réédition de Gallmeister mais aussi la traduction incroyable de Jacques Mailhos.
Le gang de la clef à molette (The monkey wrench gang, trad. Jacques Mailhos), ed. Gallmeister, 552 pages, 25 euros.