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The killer inside me

Littérature noire

Le conte terrible et social d'Elmet

Comment vivre en marge de la société aujourd'hui ? Quelle place pour l'utopie d'un retour à la Nature ? Comment s'affranchir de son passé ? Comment s'organise la lutte sociale ? C'est ce que Fiona Mozley met à l'épreuve dans son formidable premier roman, Elmet. Formidable parce que l'écriture de cette auteure de 31 ans est toute en harmonie, en délié, quasiment en suspension et d'une délicatesse qui masque à peine la violence latente.
Daniel le narrateur est un jeune ado de 13 ans qui vit avec sa soeur Cathy, 15 ans, et son père John. Ils se sont tous trois installés sur les anciennes terres de la mère, dans le Yorkshire, à l'extérieur du village, près d'un bois. Sans autorisation, le père a construit une maison entière, de ses mains. C'est que le John en question est un colosse, un géant, autrefois encaisseur de dettes pour certains, mais surtout boxeur dans des combats illégaux, sorte de Fight Club de l'ouvrier agricole. John est le champion toute catégories en Angleterre, en Irlande. Il a sorti ses deux enfants de la société pour leur apprendre à vivre simplement, en chassant, en fabriquant les objets dont ils ont besoin, à apprécier la compagnie des animaux. Une vie rustique qui convient bien à Daniel, garçon rêveur, loin du caractère bagarreur de son père mais aussi de sa soeur, jeune fille qui ne craint pas les affrontements. Mais même au coeur d'un bois, la conscience de classes existe : John se voit menacer par le propriétaire du terrain, une vielle connaissance qui possède les trois quarts du comté. Et les ouvriers agricoles, les locataires du coin, font entendre leur colère.
Toute la magie d'Elmet réside dans le regard de Daniel sur le monde qui l'entoure. Parce que sinon ce serait une vulgaire histoire de hippies un peu rétifs ! Là non. Entre Candide et Walden d'Henry David Thoreau, Daniel s'émerveille de tout. Et d'abord de cette figure paternel dont le moindre geste prend l'allure d'un conte chevaleresque : "Papa, Peter et Cathy se réveillèrent quand le soleil était déjà si haut dans le ciel que personne ne pouvait plus l'ignorer. Il était presque dix heures du matin. Des rayons vifs filtraient sous l'ourlet des rideaux synthétiques et dessinaient des traits précis dans la pièce. Papa roula sur le côté, se réveilla et se leva. Il se dirigea aussitôt vers la salle de bains. J'entendis les robinets s'ouvrir, le lavabo se remplir et quelques instants plus tard, l'eau froide remuer quand il plongea la tête dedans. Il ouvrit la porte avec le coude. Il avait retiré sa chemise pour se laver le torse, et ses poils noirs étaient humides et encore plein de savons là où il ne s'était pas bien rincé. Il s'essuya le visage avec un torchon, mais l'eau goutta de ses cheveux et de sa barbe sur ses épaules et la moquette. Il secoua grossièrement sa chemise et la remit en la boutonnant de bas en haut." Plus que de l'affection, c'est de la fascination pour ce père capable de disparaître plusieurs jours, de se murer dans le silence et puis d'ouvrir une bouteille de cidre avec ses enfants. Il y a aussi une comparaison incroyable de ce père avec les baleines qui sautent hors de l'eau, un moment fort et beau.
Mais ce n'est pas tout. Elmet est un conte naturaliste mais c'est aussi (surtout ?) une fable sociale. Celle, inoxydable, de l'homme qui essaye de se dresser contre le système de l'argent roi. Ces propriétaires qui rachètent à tour de bras les terres de ceux qui font banqueroute mais aussi les logements que les communes veulent bien leur céder. Avec les exploitations agricoles et les logements entre leurs mains, ils sont les nouveaux seigneurs de cette Angleterre qui sent moins la campagne que la Livre sterling...
Alors oui, il y a de la violence. Parce que l'injustice ne se négocie pas autour d'une grenadine. Oui, les dernières pages tapent fort, c'est cruel, dément. Et cela rappellera peut-être, dans une vision différente, Absolute Darling de Gabriel Tallent, cette sorte de catharsis par le sang. Mais que c'est bon.
Un roman prenant, original, d'une très grande maîtrise.

Elmet (trad. Laetitia Devaux), ed. Joëlle Losfeld, 237 pages, 19 page
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