Littérature noire
15 Janvier 2020
On connait depuis des années maintenant la fascination des Mexicains pour la mort. Et le royaume des morts. Un culte hérité bien sûr de leurs racines aztéques, civilisation qui désignait par Mictlàn le pays des morts, où règne Mictlàntecuhtli.
Sébastien Rutés, l'auteur du fort bien nommé Mictlàn, maîtrise cette relation si particulière entre morts et vivants, lui qui a enseigné durant quinze années la littérature latino-américaine et notamment Borgès. Et ce qui frappe chez Rutès, c'est bien cette fusion entre le fond et la forme. Soit deux chauffeurs routiers partis sur les grandes lignes droites du Mexique au volant d'un semi-remorque. Il y a Gros, qui a fui sa famille après avoir tué d'un coup de machette le Patron de sa mère et de sa soeur, avant de tomber dans un gang et verser le sang. A côté de lui, c'est Vieux, homme brisé par la disparition inexpliquée de sa fille. Tous deux se relayent par tranche de douze heures pour conduire. Interdiction de s'arrêter, sinon pour faire le plein de carburant. Même pour pisser ou manger, c'est verboten ! Ordre du Commandant, sous la houlette du Gouverneur. Et pour cause, le camion transporte juste 157 cadavres mutilés, des corps récupérés ici et là et qui font tâche dans la campagne de réélection du Gouverneur qui a bâti son programme sur la fin des violences... Donc, roulez Gros et Vieux, roulez tant que l'on ne vous demande pas de vous arrêtez. Mais Gros a des cauchemars, lorsqu'il ferme les yeux, le corps emballés dans les plastiques l'attrapent, le tirent. Sa conscience commence à prendre un sale coup. Vieux, lui, n'a qu'une envie : chercher parmi les cadavres s'il n'y a pas celui de sa fille. Il ne reste plus que ça à cet homme dépressif.
Et Sébastien Rutés de proposer un premier chapitre fiévreux, sous amphétamine, où Gros pense à tout ce qu'il a fait, pense au Vieux, pense à ce pays ( ("tu en connais qui meurent pas de mort violente dans ce pays?, des qui s'éteignent tranquillement dans leur lit ?, des qui meurent de vieillesse ?, tout le monde meurt de mort violente, comment la mort pourrait ne pas être violente ?"), pense à sa cargaison, pense au Commandant et tout ça dans un style au rythme du camion, avec une ponctuation qui exclut tout point final, usant de virgules, des deux points, des points d'interrogation, sur trente pages... C'est hyper risqué. Mais ça claque, ça marche, c'est fort et ça tient le lecteur par quelque chose de plus bas que le nombril.
Mictlàn est une belle réflexion, très pessimiste, sur cette violence institutionnalisée au Mexique, ces habitants tellement habitués à vivre avec la mort, avec leurs morts quotidiens, une existence avec peu d'espoir sinon celle des gangs, des narcos ou de la flicaille corrompue. Et donc Mictlàn est violent, très violent. Mais ce n'est pas gratuit. Il est ici beaucoup question de survie parmi les chiens affamés, parmi des hommes armés. Avec l'espoir d'arriver dans ce fameux pays des morts, un brin apaisé, soulagé.
Un roman noir, très court, en tout point excellent.
Mictlàn, ed. La Noire, 153 pages, 17 euros.