Littérature noire
21 Février 2020
La rue Erlanger, Paris XVIe, n'est pas très gaie. C'est sur ce trottoir que le 25 avril 75, le dénommé MIke Brandt a choisi de mettre fin à ses jours. Et six ans plus tard c'est dans un appartement de cette même artère qu'un jeune étudiant japonais a dégusté les meilleures parties de son amie étudiante suédoise. Et comme si cela ne suffisait pas, voilà qu'un énorme morceau de satellite vient détruire le supermarché du coin ! Pour Gérard Fulmar, locataire rue Erlanger depuis le décès de sa mère, l'événement cosmique n'a qu'un avantage : il a tué accidentellement le propriétaire de ce deux pièces et demie. Une adresse qu'il transforme en agence de détective puisqu'il a été limogé, après on ne sait quoi, de son emploi de steward aéronautique ! Et voilà que la FPI (Fédération Populaire Indépendante), formation politique culminant à 2,2% dans les urnes, fait appel à lui après la disparition de leur secrétaire nationale. Sans expérience mais surtout sans talent, Fulmard va s'empaler sur les épines d'agaves avant de se faire doucement caresser les côtes. Echec total. Mais bon, pas trop grave, puisque la secrétaire nationale réapparaît. A la FPI, Joël Chanelle, Cédric Ballester, Francis Delahouère, Pierre-Yves La Motte-Marlaux et surtout Franck Terrail, le patron à la moustache "moins assertorique qu'apodictique" se livrent une guerre de pouvoir.
Absurde, drôle à en mourir (ces deux gardes du corps qui reconstituent au jeu de go des parties du 19e siècle !), Vie de Gérard Fulmar est autant un hommage au roman noir version hardboiled, qu'un clin d'oeil hilarant à la littérature de genre. Tout est usé ici. Les clichés bien sûr, ("voici donc qu'après le coup de l'arme à feu... voici qu'on va nous faire le coup de l'exotisme. Ne manquerait maintenant plus qu'une scène de sexe pour remplir les quotas...") mais aussi les personnages, du vieux boss de la politique à ce héros, tout droit sorti d'un épisode de strip tease ! Même cette France paraît usée, Paris tout autant, pas un brin glamour avec ses avenues et ses commerces sans charme, ses ponts quelconques, ses lotissements sous surveillance. Jean Echenoz frappe fort aussi sur les médias qui dévorent l'info en continu, le monde politique et ses luttes dérisoires... et quand il ne reste plus rien, demeure la langue. C'est avec ses mots que l'auteur fait vibrer cette histoire aussi piquante qu'un verre d'Evian. Il y met du style, beaucoup, et un humour décalé, énormément. "Arrive un temps où tout s'érode un peu plus chaque jour, là encore est l'usure du pouvoir : du royaume digestif à l'empire uro-génital, de la principauté cardiaque au grand-duché pulmonaire, sous protection de plus en plus fragile du limes fortifié de l'épiderme et sous contrôle bon an mal an de l'épiscopat cérébral..." On songe à Desproges comme à Devos parfois. Voire à Blake Edwards et son inspecteur Clouseau. C'est plutôt truculent, jamais prétentieux et quelques scènes (dans les bars à hôtesses, l'arrivée au meeting ou la première enquête de Fulmard) risquent de devenir inoubliables.
Vie de Gérard Fulmard, ed. de Minuit, 236 pages, 18, 50 euros