Littérature noire
22 Avril 2020
Le film Easy Rider, 1969. Le festival d'Altamont, 1969 (formidable enquête de Joe Selvin). Et avant ça, le Hell's Angels d'Hunter S. Thompson. Si le film de Dennis Hopper n'est pas clairement sur un gang de bikers, il aborde de front ce mode de vie. Et ce mode de vie, Thompson, journaliste, a voulu le côtoyer pendant douze mois, en 1965, quelques semaines après avoir pondu un premier papier sur les Hell's dans The Nation. Il a 28 ans, est fan de bécanes et malgré la réticence naturelle du club, il se fait accepter, notamment par Sonny Barger, déjà une légende à l'époque, fondateur du chapitre d'Oakland, épicentre du monde Hell's Angels, aux portes de San Francisco.
Le livre est phénoménal parce qu'il tient autant du reportage que de l'analyse sociologique. Depuis Leaving Las Vegas, on prend Thompson pour un camé, alcoolo, toujours perché, mais non, c'était (également) un modèle de journaliste. Bien qu'intégré, liant même des sortes de liens d'amitié, il ne se cache pas pour critiquer le mode de vie de ces "mutants" destructeurs. Le journaliste est assez fin dans son approche, évoquant les origines sociales de ces bikers, descendants de parents partis d'Oklahoma, d'Arizona, pour trouver l'Eden en Californie, pas miséreux certes mais jamais aisés. Car si les propriétaires de Harley, depuis 20 ans maintenant, sont des pharmaciens, de bons commerçants ou des fonctionnaires, eux, étaient délibérément hors de tout. Thompson explique comment est né le mythe, il est au coeur de sa naissance en cette année 65. Parce qu'ensuite, le mouvement va s'étendre au reste des Etats-Unis d'abord, sur la côte est, puis à l'ensemble de la planète. Pour être précis, le début de la "popularité" démarre un an avant. A Monterrey. Traditionnellement, les Hell's se trouvent un endroit, pour le week-end de la fête du travail, le 1er mai, et picolent, hurlent, voire saccagent quelques bars ou commerces, s'adonnent à toutes sortes de débordements. Sauf que cette année-là, en 64, ils sont soupçonnés de viols en réunion sur deux mineurs. Et les médias se déchaînent pendant des jours, le procureur général Lynch écrit un rapport délirant. Ils deviennent le grand méchant loup. Thompson comprend cette terreur : svastikas en avant, pantalons crades, barbes de trente centimètres, moteurs hurlants, regards menaçants... rien de mieux pour vendre du papier et effrayer le Ricain moyen. Et le redneck tout autant qui, lui, aime prendre les armes pour défendre son bien. Bref, l'affaire de Monterrey fait grand bruit mais se dégonflera bien vite, pas assez vite toutefois pour faire des Hell's Angels une sorte d'attraction pétrie de crainte et de curiosité. Thompson va lui être embrigadé dans la Fête du travail de 1965 à Bass Lake. Du rendez-vous au QG jusqu'au départ le dimanche soir il raconte, la fête, la biture, les flics qui encadrent, une sorte de milice locale rugueuse, les délires autour du feu, les bières trouvées la nuit dans une supérette fermée...
Tout au long de ce week-end et de ces longs mois de fréquentation, l'auteur va recueillir des anecdotes toutes plus délirantes les unes que les autres, comme celle de Jack le Crack, chef des Satan's Slaves qui se trimbalait une tenaille pour arracher les dents de ceux qui ne lui revenaient pas ! Et cette bagarre avec un colosse black dans le QG des Hell's...
L'écrivain a eu cette chance de côtoyer les premiers Hell's : Minus, Terry le crado, Frenchy, Charlie la décharge, Choco et Mother Miles (dont les obsèques entreront dans les mémoires). Des mecs sans aucune illusion sur cette société, à la fois nihilistes et jouisseurs, " dans un monde de plus en plus dominés par des spécialistes, des techniciens, des robots d'une incroyable complexité, les Hell's Angels seront toujours perdants et c'est bien ce qui les travaille." Attachés à une seule chose : leur bécane. Il est donc beaucoup question de Harley, de leur puissance, de leur customisation. Bien sûr, il y a l'alcool, mais aussi les drogues avec ce passage chez Ken Kesey (Vol au-dessus d'un nid de coucou, Et quelque fois j'ai comme une grande idée), qui les initiera au LSD, alors légal, dans son ranch. Puis il y a les questions qui fâchent. Le racisme. Jamais revendiqué haut et fort mais assumé, à travers le cas de ce biker noir, toujours dans le gang mais qui ne portera jamais les couleurs. Autre sujet délicat : les femmes. Et les accusations de viols. Aucun Hell's ne sera condamné certes mais il évident qu'à leurs yeux, la femme vaut bien moins qu'un carbu ou qu'un embrayage...
Remarquable reportage, Hell's Angels montre aussi comment un mouvement incontrôlable (attaque d'une manifestation anti Vietnam en 65 également) a failli être récupérée par une gauche qui voyait là uniquement des idéaux de liberté, de résistance. La bonne blague. Pour Hunter S. Thompson, l'affaire ne se finit pas si bien puisque peu de temps avant la parution du livre, il se fit sévèrement frotter les côtes par une bande d'Anges énervés.
A signaler enfin que ce livre a été lu dans sa première édition chez Speed 17, maison pointue fondée par Moebius, Druillet, Dionnet et Farkas en parallèle des Humanoïdes Associés. La direction fut alors confiée, au mitan des années 70, à Philippe Manoeuvre, bien conseillé par Philippe Garnier, correspondant de Rock & Folk aux States. On trouve de belles choses parmi les seuls 14 titres édités dont un collector, A travers l'Amérique avec les Rolling Stones. Speed 17 fut aussi la première à éditer Charles Bukowski. Respect.
Hell's Angels (trad. Sylvie Durastanti), ed. Speed 17, 340 pages.