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The killer inside me

Littérature noire

La soustraction des possibles : la Suisse, cette jungle du cash

Solide roman de Joseph Incardona ! Extrêmement politique mais également social et sensuel, La soustraction des possibles est l'une des très bonnes lectures de cette étrange année 2020. Très bonne parce que soutenue par une narration originale, tendue, très tendue, et par une plume dure et acide.
Voici les années 89-90. Cela pourrait paraître un siècle. Pas de portable. Pas d'internet. Quoique, pour cela c'est une question de quelques mois. Côté géo-politique, le bloc de l'Est s'effondre par pays entier. Thatcher et Reagan ont converti le monde occidental à l'hyper libéralisme. Et à Genève, où se déroule La soustraction des possibles, on ne verse pas dans la candeur. René Langlois, Max Vermillon, Christophe Noir sont chargés d'affaires, avocat international et banquier, avec  l'intention d'en croquer toujours plus. Le premier tient un très bon business à venir sur les OGM. Il faut du cash. Vite. Cela tombe bien. Un client corse de Vermillon veut blanchir quelques millions issus des Cercles de jeux et autres activités en eaux troubles. Mais il faut aller chercher les valises de liquide à Lyon. La femme de René Langlois fait embaucher Aldo, son amant, prof de tennis un brin ringard avec sa croix autour du cou, mais un homme qui n'a pas cessé de rêver à plus grand au milieu de ces millionnaires. La combine est simple : des aller/retour rapides, discrets, payés grassement, une clé de consigne à Genève. Et basta ! Mais le jour où Aldo découvre la tonique Svetlana qui recueille l'argent, son coeur, endurci, s'emballe. Car Svetlana aussi a des rêves de grandeur. Elle est pourtant adjointe d'un chef de service dans une des plus grandes banques genevoises. Mais elle garde de son austère jeunesse à l'Est un désir d'émancipation. Ces deux-là vont croiser leurs rêves, dans cet univers de grosses bagnoles, de fêtes chics et chères, de milliards qui passent d'un compte suisse à un compte caraïbéen. S'il n'y a pas de principes moraux pour faire fructifier de l'argent sale pourquoi, eux, dont l'orbite ne croisera jamais la fortune, en auraient-ils ? Mais les grosses transactions impliquent aussi des grands risques. Et si les banquiers en mocassins italiens ne savent pas veiller sur l'argent, d'autres, aux méthodes moins raffinées, ont les arguments pour tenir à l'écart les imprudents.
La soustraction des possibles est autant une affaire de pouvoirs, qu'un roman de société qui plante une borne en disant "voilà, à partir de cet instant, de ces années-là, tout a changé." Il y a peut-être du Tom Wolfe là-dedans, mais avec un certain désespoir. Joseph Incardona manipule les monnaies, par tonnes, par sacs, comme il manie les corps et les sexes : avec peu de sentiments. "Le second est français, tout court, d'un an son cadet, mais surtout avocat en droit des affaires. Ce qui l'oblige à certaines manoeuvres pour que ses clients de l'Hexagone puissent continuer à échapper au fisc depuis que Mitterrand est au pouvoir. Dans le fond et après coup, on se dit qu'ils ont exagéré dans la crainte de ce président socialiste. Fondamentalement, la gauche une fois au pouvoir est faite pour déçevoir ses électeurs..." D'ailleurs ceux qui font trop de sentiments ne prennent pas le bon chemin. Il y a une noirceur terrible devant ces combines financières, ces jeux de bourse, ce cénacle de Suisses ventripotents, dénués de la moindre morale. Incardona fait peur quand il souligne à quel point les banquiers ferment les yeux sur l'origine de l'argent venant de l'Ile de beauté. Comme sur les sommes folles ruisselant de l'URSS agonisante.
La force de ce roman, c'est aussi de prendre directement le lecteur à témoin. Il est interpellé par l'auteur, on s'adresse à lui, on fait appel à ses souvenirs, on compare vite fait avec 2020 pour souligner le décalage des situations. Incardona se permet même un dialogue avec Svetlana, histoire de noyer un peu plus les frontières de sa narration. C'est ambitieux et c'est réussi parce que la colère froide de l'auteur point à plusieurs reprises, en petites touches. Ces hommes qui prennent les femmes comme bon leur semble. Ces femmes aussi qui se payent des gigolos en échange d'une montre, de quelques déjeuners de prestige. Ce système qui se moque des règles internationales, jongle ouvertement avec la plus simple des éthiques. Système impitoyable avec les humbles, les petits rouages de la grande machine. Aldo et Svetlana s'enflamment, projettent, imaginent justement ce renversement des pôles.
Mais alors, ça c'était avant ? La levée du secret bancaire n'a finalement en rien freiné ce que l'on appelle pudiquement l'optimisation fiscale, l'évasion fiscale ou le blanchiment. C'est même devenu une norme depuis la fin des années 80, plus de profits, plus de solutions pour les cacher... et plus de monde qui rêve de croquer.

(détail sans importance : la Corse n'abrite pas de moutons mais des brebis, des femelles pour leur lait)

La soustraction des possibles, ed. Finitude, 387 pages, 23, 50 euros
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B
Nous sommes bien passés en 2020 malgré le covid 19.
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C
Si c'est pas un lapsus ! Corrigé. Merci