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The killer inside me

Littérature noire

Manchette : "la plupart des livres sont stupides"

Un sommet. Une montagne. Avec tout ce qu'il faut de ardu à grimper parfois et de plaisir simple, immédiat. Ces correspondances de Jean-Patrick Manchette sont à mettre entre toutes les mains, pas seulement celles des fans transis de romans noirs mais bien entre toutes les mains des amateurs, même occasionnels, de littérature. C'est drôle, c'est pertinent, c'est érudit, c'est humble, c'est engagé. Manchette écrit autant à Daeninckx, qu'à Westlake, Robin Cook, Ross Thomas, ou encore Philippe Labro, Michel Duchaussoy, Antoine Gallimard bien évidemment, et puis Jean Echenoz, Richard Morgiève. Souvent il parle de l'écriture. De la sienne, "Tout de même, il n'est pas tenable de faire ce que je fais présentement : produire des textes de commande soigneusement faits, pour des gens dont toutes les remarques, tous les propos me semblent misérables." (lettre à Pierre Siniac) Mais il évoque aussi les écueils de la traduction, ses hésitations, des conseils dont il a besoin. Enfin, quand un roman lui est soumis, il donne volontiers son avis. Parfois, il se pâme de plaisir, s'enthousiasme devant la plume d'un collègue, d'autrefois il est incisif, implacable. Erudit en la matière, grand fan du style américain, façon Chandler ou Hammett, il mesure sans cesse la distance qu'il faut trouver avec ces géants et c'est aussi cette difficulté, cet exercice de l'exigence, qui le fait sans doute écrire aussi lentement. "Quant à Thompson lui-même, croyez que je le place très haut, sauf que ces dernières années mes réflexions personnelles ont porté sur le genre plutôt que sur les individualités originales, de sorte que j'ai (un peu trop) laissé de coté Thompson, et aussi bien Goodis ou Chester Himes, et les excentriques plus obscurs."
C'est un régal de lire les doutes de l'écrivain, ses interrogations, alors qu'il est un auteur bien établi, confirmé, demandé. Tout comme il est beau de voir son respect pour un Donald Westlake, un Robin Cook. Le lecteur sent plus que jamais l'artiste entier, sans fard, qui se livre à  ses correspondants, avide d'échanger des idées. Sur le cinéma, une de ses passions avec les échecs, Jean-Patrick Manchette est tout aussi franc : reconnaissant que les royalties des droits achetés par Alain Delon lui ont permis de vivre confortablement plusieurs mois, pour se consacrer, un peu plus, à l'écriture. Fourmillant de projet de scénarios, y compris en bande dessinée, Jean-Patrick Manchette semblait avoir toujours plusieurs fers au feu. Excepté les participations aux festivals ! Il faut lire ses critiques de cette industrie du divertissement, de ce business de la culture. Pas pour se montrer hautain, prétentieux mais vraiment pour souligner la vacuité de l'exercice. Précision utile : l'homme a longtemps souffert d'agoraphobie.
Il y a aussi plusieurs lettres de bataille idéologique autour du situationnisme, qui replace l'auteur dans son époque, celle des grandes idées, des débats de fond et des dissensions profondes, violentes. Plus léger, son témoignage sur le mouvement Banana est un must de l'engagement anarcho-vegan.
214 lettres, que Manchette avait tapé sur papier carbone, récoltées par son fils Doug Headline (ah Starfix...) et mises en cohérence par Jeanne Guyon, Gilles Magniont et Nicolas Le Flahec. 18 mois de travail (y compris de traduction) pour 528 pages vraiment précieuses, où l'on pénètre autant l'intimité d'un homme que celle d'un auteur, sans qu'il soit question d'impudeur. Une dernière saillie, punchline dirait-on : "je ne crois pas qu'un regard sur le monde mérite tant de mots sur tant de pages. La plupart des livres sont stupides, spécialement de nos jours où ils sont lancés sur le marché comme des savonnettes. Je ne sais pas ce qu'il en est des miens." (lettre à Mme Cavenelle, professeure de lycée professionnel)
Un mec qui manque.

Lettres du mauvais temps, Correspondances 1977-1995, ed. La Table Ronde, 528 pages, 27, 20 euros
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