Littérature noire
17 Août 2020
Gillian a 20 ans et étudie la poésie dans une petite université du sud-ouest du Massachussets. On est en 1976 et dans sa vie, finalement assez conformiste, le professeur André Harrow, avec sa barbe, son look sec, son cigarillo au bord des lèvres, opère un charme vénéneux. Ses cours de poésie sont hypnotiques, alternant les encouragements et les critiques dures, exigeant le meilleur de ses élèves essentiellement féminines. Mais monsieur Harrow est marié. Avec une sculptrice explosive, provocante. Et belle. Qu'à cela ne tienne, Gillian a trop envie de se réfugier dans les bras de cette figure paternelle, ce professeur si brillant. Un baiser est furtivement échangé. Puis excusé. Insuffisant pour la jeune étudiante qui va provoquer une rencontre plus... complète. Et tomber dans une relation complexe et perverse. Pendant ce temps, des incendies mystérieux naissent aux quatre coins du campus.
Sans être un grand spécialiste de Joyce Carol Oates, avec ces Délicieuses pourritures (publiées en 2002), on comprend l'attachement de l'auteure à analyser les parcours de femmes, les pièges dans lesquelles elles tombent, sans en faire pour autant des victimes aveugles. Gillian est ainsi parfaitement consciente du jeu qui se joue, des mécanismes de possession qui s'enclenchent. Avec toujours cette extrême finesse qui la caractérise, et ce sens de la construction, JCO va disséquer les tourments internes de Gillian, sa jalousie passagère avec ses amies, sa solidarité, plus fréquente, sa relation distendue avec ses parents, son rapport avec son corps. De toute évidence, c'est encore une jeune fille, sans expérience, qui se cherche et qui va finalement tomber amoureuse d'une figure forte. Et à cet âge, on ne fait pas dans la mesure côté sentiments.
A l'inverse de son fabuleux dernier roman, Un livre de martyrs américains, celui-ci est rapide, court, comme une grosse nouvelle et le prodige est bien là : donner autant à lire en si peu de pages. Grande adepte de la psychologie des personnages, des introspections, peu portée sur les bavardages, JCO aborde aussi ici, l'enseignement américain, l'enseignement de la poésie donc, ponctuant son récit de citations de DH Lawrence mais aussi Kafka avec cette phrase qu'assène André Harrow, "un journal (intime) est une hache pour la mer gelée en nous". Un roman fort mais qui n'a rien de facile. A noter le titre original, plus énigmatique : Beasts... mais globalement, il s'agit bien d'Eros dans ce livre, de la puissance du sexe et de la puissance des jeunes filles.
Délicieuses pourritures (Beasts, trad. Claude Seban) ed. J'ai lu, 126 pages, 7 euros.